Avec Roberto Devereux, le Grand Théâtre de Genève concluait cette « trilogie Tudor », commencée avec Anna Bolena en 2021, poursuivie la saison dernière avec Maria Stuarda, et dont on pourra voir l’intégralité en trois soirées consécutives à la fin du mois de juin. Mariame Clément qui en assure la mise en scène a choisi de transposer l’opéra de Donizetti dans un univers contemporain où, seule, Elisabeth, la véritable protagoniste du drame, apparaît encore sous les traits que lui a donné une longue tradition, ceux de la reine vieillissante et jalouse, évidemment en costume d’époque, et dans le décor abstrait d’une forêt hivernale qui est sans doute l’image de son paysage mental. Les courtisans, hommes et femmes, et les autres protagonistes sont tous en costume cravate, dans un temps historique qui n’est pas le sien, marquant ainsi son isolement et la distance que sa fonction royale crée avec eux. Même Sara est habillée en homme, suggérant que, dans le regard de la reine, sa suivante n’est pas une femme à part entière et ne saurait être sa rivale. Un portrait vidéo « vivant » de la reine aux multiples variations expressives, omniprésent, suggère le poids de son pouvoir et deux avatars du personnage (une jeune fille et une femme mûre en chemise) apparaissent régulièrement, évoquant les autres faces de sa personnalité. Utilisant l’effet d’un théâtre dans le théâtre, les deux scènes intimes – les retrouvailles de Roberto et de Sara et la scène qui l’oppose à son époux au troisième acte –, se passent dans une petite chambre bourgeoise qui devient, dans le premier cas, le cadre d’un simple adultère et dans le second, celui d’une affreuse scène de ménage où les époux vocifèrent à qui mieux-mieux. Dans la première, la metteuse en scène a eu l’idée de créer un noir entre la partie lyrique du duo et la strette et de faire réapparaitre le ténor et la mezzo se rhabillant, avec un effet trivial comique qui, outre qu’il détruit tout romantisme, est en pleine contradiction avec le livret. Dans la seconde, le Duc laisse libre cours à une violence physique qui pourrait bien faire de la Duchesse une femme battue. Une modernisation pour le moins discutable car elle ôte toute forme de noblesse aux personnages et fausse tout à fait le ton original de la scène.
Dans le rôle-titre, qui ne l’est que sur le papier, Mert Süngü laisse une impression mitigée. Outre une étonnante indifférence scénique au rôle et son timbre sans charme, son émission peu stable et uniformément forte, entièrement sur le versant héroïque, enlève ce caractère élégiaque au personnage, caractéristique du ténor donizettien, jusque dans la scène de la prison qui devrait être le moment de grâce d’un rôle, il est vrai, quelque peu sacrifié. La Sara d'Aya Wakizono lui donne une réplique convaincante dans leur duo du deuxième acte. La mezzo japonaise possède une belle voix souple et ombrée qui convient à son personnage de victime mais le duo du troisième acte, fouetté jusqu’à l’excès par le chef, pour coller à la tonalité voulue par la mise en scène, la pousse à l’extrémité de ses moyens et le registre aigu vire au cri. Dans le rôle pré-verdien de Nottingham, Nicola Alaimo fait valoir un timbre splendide de baryton lyrique, une ligne de chant d’authentique belcantiste et de belles variations mais on aimerait parfois que le chanteur baisse un peu un volume uniformément stentorien qui a tendance à écraser ses partenaires. En Elisabeth, Ekaterina Bakanova n’a rien à envier à ses illustres devancières dans le rôle. La voix est longue, homogène, d’un grave nourri à un aigu éclatant. Sa maîtrise des écarts impressionne et son sens de la ligne comme ses capacités de vocaliste donnent un puissant relief à son incarnation de la souveraine tourmentée, violente et fragile, notamment dans une scène finale dont elle fait sentir le caractère halluciné. Les petits rôles sont tenus avec compétence par les chanteurs du Jeune Ensemble et le chœur de l’Opéra se révèle comme toujours impeccable. Dans la fosse, la direction de Stefano Montanari fait vivre le drame avec une tension jamais relâchée. Le chef presse parfois le tempo comme dans l’introduction de la scène finale, ce qui ne laisse pas le temps à la chanteuse de lui donner tout son relief. De même dans le malheureux duo de l’acte I, qui laisse une impression de surchauffe chaotique dans une production par ailleurs d’excellent niveau à laquelle, après la première encensée par la critique, la seconde distribution qui ne l’est que sur le papier, saluée par un public peu nombreux mais chaleureux, apporte sa tonalité propre et un bel engagement.
A.C
© Magali Dougados/GTG