Le Teatro Real propose avec ces Maîtres Chanteurs un véritable parti pris artistique dont la réussite repose sur la cohérence des lectures scénique et musicale. À rebours de la tradition, la soirée convie ainsi à une bouffée de poésie, légère et lumineuse.
Laurent Pelly aborde Wagner pour la première fois, du côté de la comédie, ce qui semble une évidence. Face à cette œuvre problématique, où Wagner pousse la caricature antisémite très loin avec le personnage de Beckmesser et conclut son opéra avec ambiguïté par une réconciliation générale (précisément à l’exception de Beckmesser), le metteur en scène propose de raconter la comédie et de déjouer ces pièges dans une lecture (plus qu’une interprétation) subtilement fidèle.
L’école de chant est un endroit poussiéreux et branlant : l’assise de la chaise de l’aspirant chanteur est défoncée, les redingotes des Maîtres complètement élimées, et l’imposant cadre de tableau dans les limites duquel ils posent et s’expriment, comme un portrait de professeurs de faculté, est rafistolé… bref, rien ne va au royaume des Maîtres, dont la règle semble sclérosée depuis longtemps déjà. Pogner se déplace courbé sur une canne et Beckmesser, le greffier qui consigne les entorses faites à la règle, est perclus de tics, comme si la grammaire poético-musicale poussée à son ultime maîtrise devenait un handicap. Au contraire, les turbulents apprentis apportent vie et mouvement, Pelly joue habilement du contraste entre les deux, au II ce sont eux qui mettent en place la ville de Nuremberg faite de maisons en carton de déménagement instaurant un paysage merveilleux – délicatement illuminé de l’intérieur – dont la poésie est encore soulignée par le mouvement du plateau tournant. Au III, on découvre l’intérieur modeste de Sachs, où le cordonnier, surplombé par une grappe de formes à chaussures, a accumulé des piles de livres. Le dernier tableau (la Festweise) assume un caractère de carton-pâte, pour en faire une fête bon enfant, mettant à distance le caractère chauvin du livret. Enfin, Laurent Pelly contourne les difficultés que présente le monologue d’Hans Sachs par un jeu de lumières qui assombrit soudainement la scène. Face à cette obscurité, les deux amoureux choisiront de tirer le rideau sur ce monde qui radote ses vieilles hiérarchies. Voilà un vrai final de comédie qui pourtant ne prend pas la réconciliation pour argent comptant.
Dans ce dispositif délicat, Laurent Pelly déploie le vrai trésor de sa proposition dans une direction d’acteurs au cordeau. Outre les mimiques comiques de Beckmesser, le metteur en scène soigne les liens qui tissent les destins d’Eva, Walther et Sachs, et dans une moindre mesure ceux de David et Magdalene. Il détaille ainsi un dégradé de tendresse, d’affection et d’amour dans une palette où les sentiments se mélangent volontiers. Le plateau s’anime, et vibre des tempos wagnériens – rarement l’adéquation entre la musique et les déplacements en scène auront été aussi justes et sensibles – dans un joyeux fourmillement bigarré.
La distribution réunissait de nombreuses prises de rôles autour de l’authentique Maître Chanteur, Gerald Finley. Nicole Chevalier surprend en Eva amoureuse, juvénile et effrontée, loin des déchaînements auxquels elle nous a habitués, elle joue la carte sensible, sur le souffle et le mot, assurant un phrasé limpide et précis. Le Walther de Tomislav Mužek semble d’abord un peu en deçà du rôle, on souhaiterait plus d’harmoniques dans la voix, mais le chant est châtié, la ligne stylée et son preislied sans artifices fait mieux qu’émouvoir. Sebastian Kohlhepp (David) tient très bien son rôle d’apprenti de bonne volonté et un peu trublion, même si la voix accuse parfois quelques limites, la Magdalene d'Anna Lapkovskaja lui donne la réplique d’une voix chaleureuse et bien conduite. Du côté de la confrérie, Jongmin Park (Pogner) séduit par son sens de la langue allemande et son phrasé de conteur, le Beckmesser truculent et bien sonnant est aussi une prise de rôle pour Leigh Melrose. Enfin, et surtout, il y a le Hans Sachs superlatif de Gerald Finley. Idéal dans le rôle du vieux maître attentif et perspicace, celui qui entend et comprend l’intérêt de ce que propose Walther, le baryton britannique détaille les mots avec un soin de Kammersänger, mais fait résonner ses « Wahn » avec une autorité évidente et une aura scénique indéniable. Son Sachs sait encore vibrer d’amertume, de force ou de tendresse dans une ligne impeccable quelle que soit l’intention.
Pablo Heras-Casado poursuit au Teatro Real son exploration wagnérienne débutée en 2017 avec Le Vaisseau fantôme. Chef versatile et érudit, dirigeant aussi bien le répertoire d’aujourd’hui avec l’Ensemble Intercontemporain que la musique ancienne avec le Freiburger Barockorchester, il impose, à la tête de l’orchestre symphonique de Madrid une vision radicale, pertinente et théâtrale. Radicale, parce qu’aux antipodes de la tradition germanique post-romantique, assumant un caractère latin et lumineux, puisant non pas dans la métaphysique romantique mais dans une palette de sentiments, voire d’affects à la manière d’un vaste madrigal. La polyphonie orchestrale se distingue par une clarté absolument parfaite, qui permet de goûter à la conduite de chaque voix, et met en valeur ce que le contrepoint « nouveau » de Walther/Wagner doit au contrepoint ancien. Pertinente, car ce retour à la musique ancienne s’accommode non seulement du sujet et de la référence à l’art des Maîtres Chanteurs, mais aussi de la primauté du sentiment chez Walther. Enfin théâtrale, car dès le premier accord, le chef montre qu’il se soucie de l’agogique autant que de la tension : il prend un instant pour poser le do majeur avant de lancer le thème, ce momentum assure souplesse et théâtralité, toujours en phase avec l’action et le dialogue. Heras-Casado se révèle aussi admirable pour la gestion de la grande forme, refusant la pompe sonore la plus dispendieuse jusqu’au monologue final d’Hans Sachs, parfaitement asphyxiant – au diapason de la proposition de Laurent Pelly et au profit d’une palette de couleurs variée.
Les excellents chœurs du Teatro Real, menés par José Luis Basso (anciennement directeur des chœurs de l’Opéra de Paris) livrent une prestation remarquable, dès le choral d’entrée jusqu’à la fête finale. Alliant ampleur symphonique, dynamisme théâtral et souplesse d’un ensemble vocal, le chœur du Teatro Real fascine par sa précision, la variété des couleurs et l’élan qu’il imprime à sa partie.
Ce soir, on aura entendu Wagner tel qu’on l’aime, certes pas sans défauts, mais d’abord en souplesse et en couleur, en éclat et en poésie.
J.C
P.S : Les spectateurs parisiens pourront bientôt faire la connaissance de Pablo Heras-Casado au pupitre de l’Opéra à l’occasion de la reprise de Cosi fan tutte, puis la saison prochaine avec Rheingold. Nous lui souhaitons le meilleur, et espérant que la relation de travail avec l’orchestre se révèle aussi fructueuse qu’à Madrid, on formule le vœu qu’Alexander Neef lui propose la direction musicale de l’Opéra de Paris. En effet, actuellement, Pablo Heras-Casado n’est directeur musical d’aucune institution, gageons que la raison en est un souci rigoureux de l’engagement qui l’a poussé à multiplier les expériences à la tête d’orchestres prestigieux (rien de moins que Bayreuth cet été), avant de prendre la direction musicale d’un théâtre ou d’un orchestre – fonction lourde et exigeante comme l’a si bien rappelé M. Dudamel dans Le Monde récemment.
© Javier del Real/Teatro Real