Composé entre 2008 et 2009 pour être donné à l’Estio Musical Burgalès, Tenorio a fait les frais de la violente crise économique qui touchait alors l’Espagne. Ce n’est finalement qu’en 2017 que l’opéra est créé en version de concert au Festival de Verano, avant que la pandémie n'ait raison de la création scénique prévue initialement dans un théâtre de moindre envergure que le Teatro Real. Joan Matabosch a offert à Tomás Marco d’organiser la première production de son ouvrage au Teatro Real, car aucun compositeur de sa génération n’avait encore vu un de ses opéras créé dans cette institution, de telle sorte que le geste programmatique est un signal à l’égard du monde musical espagnol, et particulièrement à une de ses générations les plus âgées (Marco est né en 1942).
Marco propose un collage de différents textes pour réévaluer le mythe de Don Juan, empruntant principalement à José Zorrilla et à Tirso de Molina, Molière, Da Ponte, Byron, Juana Inés de la Cruz et Francisco de Quevedo des tirades, répliques et commentaires. Le prologue et l’épilogue dissertent sur le caractère éternel du mythe du Don Juan, et son perpétuel recommencement… personnage impossible à amender et finalement figure impossible à abandonner pour de bon. Écrit il y a plus de dix ans, avant que la parole ne se libère à la faveur du mouvement #metoo, l’ouvrage a pourtant des résonances bien actuelles, le caractère combatif en moins, expliquant peut-être le sentiment d’une certaine fadeur.
La partition pourrait faire référence au Retablo de Maese Pedro car elle alterne des moments de narration et des moments d’action, malheureusement, elle n’en a pas la palette variée – l’orchestration est nettement moins ambitieuse –, le chant se limite à une récitation sans envolée, refusant la plus petite variation d’écriture. De la même façon, l’écriture orchestrale se cantonne à une monotonie après un prologue, qui pourtant pouvait laisser espérer plus de fantaisie. Néanmoins, Marco fait preuve d’un métier certain, les textures ne sont jamais lourdes, cultivant une couleur de grande guitare orchestrale et assumant un idiome « hispanique » qui sied au sujet. Le langage procède d’un atonalisme plutôt consonant, sans caractérisation motivique forte et l’orchestre fait le plus souvent figure d’accommodateur des voix. Le chœur et les parties vocales sonnent bien sans s’égarer dans des expérimentations non concluantes mais c’est sans doute là que le bât blesse : quelques audaces – même à demi réussies – auraient brisé un ennui qui s’installe certes lentement mais avec assurance.
Le commentateur se trouve ainsi dans la situation paradoxale où la partition n’est pas à la hauteur des artistes qui portent le spectacle. La mise en scène du collectif Agrupación Señor Serrano repose sur une utilisation variée et subtile de la vidéo. En effet, Don Juan est ici un acteur de cinéma qui tourne une nouvelle version du mythe. Ainsi, certaines scènes sont filmées devant un écran vert, ce sont les prises, et projetées sur un écran qui occupe tout l’espace du cadre de scène où l’image se trouve augmentée d’un fond (le couvent de Doña Inés, une place, une taverne…). Le jeu d’acteur privilégie dans ces moments de longs regards soutenus et des mines un peu caricaturales, façon télénovelas. Pour les autres scènes, la caméra se déplace, capturant en gros plan les accessoires qui parsèment la zone hors plateau : buffet, matériel de maquillage… ainsi, pendant que les interprètes jouent sur l’étroit plateau, réduit à une bande au-dessus de la fosse d’orchestre en contrebas de l’avant-scène, les images projetées donnent à voir en arrière-plan d’immenses vanités contemporaines. Tout cela créé ruptures, variété et surprises, et loin de créer une surabondance d’images, on apprécie au contraire une profondeur de champ, le substrat qui manque à la partition.
Les interprètes sont parfaitement égaux dans leurs prestations, nettes et convaincantes. Joan Martín-Royo campe un Tenorio (Don Juan) moderne, ici point de toute puissance aristocratique, mais la veulerie sournoise de l’homme en position de force. Le chant est solide et le parlando précis, qualités que l’on retrouve aussi dans le Don Luis de Juan Francisco Gatell, au timbre clair, assumant une émission légèrement nasalisée qui rend justice aux couleurs de la langue espagnole. Adriana González (Doña Inés), bien connue en France, conjugue les grandes qualités de chanteuse qu’on lui connaît à un engagement scénique inédit. Le reste de la distribution est homogène tant le « madrigal », ici un petit ensemble vocal qui réunit quatre « utilités », chacune interprétée par trois artistes, que les personnages secondaires. Enfin, Santiago Serrate assure une direction musicale sans faute, qui anime et conduit la partition avec rigueur autant que celle-ci le lui permet.
J.C
© Javier del Real/Teatro Real