De la Tétralogie wagnérienne proposée par le Théâtre des Champs-Élysées en concert, sous la baguette de Yannick Nézet-Séguin, à raison d’un opéra par an, et pour une unique soirée à chaque fois, La Walkyrie fait partie de ces soirées qui, sans être absolument parfaites, laissent le souvenir d’un évènement, qui s’inscrit au firmament de l’histoire du théâtre.

Voici deux ans, L’Or du Rhin présenté en concert par Yannick Nézet-Séguin avait subjugué le Théâtre des Champs-Élysées. La Walkyrie suit, logiquement, importée également de Rotterdam, où elle a été présentée le 26 avril avant de passer par Baden-Baden, Dortmund, et finir sa tournée à Paris.  

La soirée a électrisé le TCE au même niveau que l’Elektra venue de Stuttgart dirigée par Cornelius Meister, qui l’a précédée de moins d’une semaine. À pareil niveau, qui ne s’encombre pas de propositions scéniques si souvent discutables, les opéras en concert, mais plus ou moins mis en scène, ont incontestablement le vent en poupe.

Si l’on reconnaît n’être pas passionné par les Mozart de Yannick Nézet-Séguin, on garde de sa Femme sans ombre de 2020 un souvenir ébloui. Allait-on retrouver pareil éblouissement ? La distribution, avec pas moins de trois prises de rôles, allait-elle tenir ses promesses ?

La réponse est orchestrale d’abord. Le Philharmonique de Rotterdam est une superbe machine à son, souple, puissante, expressive et assurément très musicale, en dépit de quelques petits accidents des cuivres. Des bois onctueux, sensibles, des cordes généreuses, savent offrir un répondant d’exception à la battue brillante du chef canadien, plus attentif à faire avancer la narration et à montrer les qualités de l’instrument qu’à lui donner son compte d’émotion palpitante. Chanceux, on a pu voici un mois déjà, assister à Baden-Baden à une autre version de concert de l’acte I, sous la baguette de Kirill Petrenko, qui enflammait le Philharmonique de Berlin d’une irrésistible sensualité, et d’un élan d’émotion orchestrale ravageuse, qu’on n’a pas retrouvé ici dans un premier degré quasi parfait, mais tournant un peu à la démonstration, efficace en diable, mais un rien en retrait pour une Walkyrie qui manquera d’abord de la nécessaire émotion indicible, du duo amoureux de l’acte I jusque dans la grande confrontation de l'acte III.

C’est heureusement le chant qui lui offrira sa part, pas absolue, tant la prudence des premières fois s’y fait aussi entendre pour trois prises de rôles, et pas des moindres  Sigmund, Sieglinde et Brünnhilde  qui marquent aussi cette tournée du sceau de la nouveauté.

La plus symbolique est française. Stanislas de Barbeyrac, hier mozartien majuscule, a entrepris de changer de registre vocal. Pelléas d’un côté, Licinius d’un autre, Max en 2021, Florestan en 2022, Erik l’an dernier, Sigmund dans un acte 1 de La Walkyrie à Rome, et en intégralité ce soir, l’élargissement est notable et, à 40 ans, tout à fait justifié, vu l’ambitus de la voix, sa technique impeccable et le sens du style souvent observés. Mais Wagner, c’est autre chose. Or, dès les premiers mots, on sait que se tient là le premier ténor français, depuis René Verdière et Charles Fronval, aux années cinquante, à pouvoir inscrire le ténébreux fils de Wotan à son répertoire, et à s’y montrer l’égal des plus magnifiques. Comment ne pas penser immédiatement aux premiers pas de James King à Bayreuth, en 1965, tant on retrouve le même fruité du timbre, l’éclat autant que le moelleux, l’ombre et la lumière partagées, la diction parfaite, et la pénétration du rôle, ici magnétique. Certes, les Wälse sont comme retenus, attentifs plus que  libérateurs. Mais qui, hors Jonas Kaufmann et Stuart Skelton, nous a offert aussi beau Sigmund récemment ? Attendons tranquillement un mûrissement, une assurance à venir, que le triomphe de ce soir confortera, et qui seront une évidence mondiale.

À Baden-Baden, le premier acte de La Walkyrie précédait d’un jour une Elektra impériale, où la Chrysothemis corsetée d’Elza van den Heever ruisselait d’aigus de lumière. Sa Sieglinde est toute autre, tant elle évolue sur le plan dramatique au fil des actes.  Introvertie, réservée toute la première moitié du I, comme spectatrice passive de son rôle d’épouse qui n’a pas la parole, la soprano s’ouvre au grand lyrisme qu’on lui connaît à partir du grand récit et s’enflamme au duo, en mariant son timbre clair à l’ombre de celui de son jumeau. La future Sieglinde de Bayreuth, cet été, Vida Miknevičiūtė, entrevue  à Baden-Baden également, midinette occupée à séduire et hélas bien chevrotante, laissait un désir inassouvi pour l’auditeur. Van den Heever a une toute autre classe, jusqu’à un port de tête qui rappelle parfois celui de l’immense Leonie Rysanek, aux déferlements d’angoisse du duo de l’acte II, et à l’éblouissement du « O Hehrstes Wunder »  des adieux à Brünnhilde. Aigu d’or somptueux, grave et médium de plus en plus colorés, ampleur majuscule, radiance et présence investie, cette première Sieglinde convainc, séduit et porte à l’enthousiasme. Ici aussi, on sent qu’elle deviendra majeure. Qu’attend Bayreuth ?

Pour Tamara Wilson, Brünnhilde suit de près Sieglinde, abordée à Vienne récemment, après Isolde et Elsa. Le rôle convient à ce type de voix d’une solidité à toute épreuve, dont l’airain rappelle celui de la Birgit Nilsson des années 50 plus que 60, par son tranchant, sa plénitude et son assurance technique. Wilson y ajoute une jeunesse de timbre, et une quasi-innocence scénique, qui donnent une vivacité de ton stimulante à ses échanges de l’acte II, et une rare fraîcheur aux justifications de l’acte III. La jeunesse du personnage est là, avec une forme de sympathie naturelle  que ne dément pas un physique « américain » pataud, la vaillance aussi, avec des Appels irrésistibles, et presque légers de ton, avec empathie, qui parcourt l’Annonce de la mort. La fille fautive peut faire face à la colère du père avec une vérité des phrases dont son métal n’altère en rien l’expression. Le matériau reste encore un peu brut, mais attend désormais un metteur en scène qui lui construise un personnage cohérent et unique. Là encore, l’avenir est évidence.

Face à ces jeunes irrésistibles, le Hunding de Soloman Howard, tout aussi jeune de présence et de voix, ne fait goulûment qu’une bouchée du rôle du méchant, noir et sonore à souhait. Aussi impérieuse, la Fricka de Karen Cargill est de celles qui peuvent tout, et marquent par l’impact insensé et la nuance parfaitement tenue, le rentre-dedans d’une personnalité qui a le sens du rôle, façon roc indestructible au milieu des tempêtes. Ce que laissent paraître à l’évidence les huit autres Walkyries, dont la cohorte très bien soutenue par la battue, allante et architecturée, jamais lourde  éblouit par la vaillance sonore de chacune, articulant et chantant au lieu de crier, en particulier chez la Schwertleite d’Anna Kissjudit et la Grimgerde de Ronnita Miller. Mais comment ne pas citer Jessica Faselt, Brittany Olivia Logan, Justyna Bluj, Iris van Wijnen, Maria Barakova et Catriona Morison pour leur individualité et leur habileté à donner de la  cohérence au groupe ? Bluffant !

Face à toutes, le Wotan de Brian Mulligan aura bien du mal à résister. C’est que cette voix claire, bien timbrée, n’est assurément pas celle du Dieu des tempêtes, question de couleurs, et de grave, et ne convient ni pour l’introspection du grand récit de l’acte II, qui laisse de glace, ni pour le souffle de l’acte III, dont les Adieux, courageusement conquis, laissent remonter tant de souvenirs d’un autre ambitus nécessaire, et d’une autre déchirure… L’orchestre n’aidera pas, on restera sur sa faim en matière d’émotion. Rien d’indigne, mais c’est le seul bémol d’une soirée excitée, excitante, majuscule au sens le plus wagnérien qui soit. À suivre bien entendu, au TCE pour Siegfried, l’an prochain, et ailleurs pour chacune des promesses, déjà plus qu’abouties, offertes ce soir à la jubilation.

 

P.F