Réputé de longue date (depuis la naissance du Festival Massenet en 1990) pour ses exhumations ou redécouvertes d’ouvrages rares, l’Opéra de Saint-Étienne ressuscite magistralement Le Tribut de Zamora, dernier opéra de Gounod, en coproduction avec le Palazzetto Bru Zane.

Créé à l’Opéra de Paris en 1881, ce grand opéra en quatre actes, situant son action dans le Califat de Cordoue durant les affrontements religieux entre chrétiens et musulmans, pose la question de son interprétation contemporaine. Si l’on se plaît à penser que le public d’aujourd’hui possède tout le discernement nécessaire pour accueillir l’ouvrage dans son scénario d’origine, on comprend les raisons qui ont poussé Gilles Rico à dépasser le cadre religieux du propos, trop manichéen, pour traiter plus largement du sujet central de l’ouvrage : l’oppression féminine. L’action est ainsi transposée à l’époque même de Gounod, au temps où Jean-Martin Charcot mène ses expérimentations neurologiques sur l’hystérie (du grec hystera, à l’origine d’utérus), une discipline portée par le patriarcat qui traitait de façon radicale l’insoumission féminine. Sous cette actualisation, l’argument reste parfaitement lisible. Venu jusqu’à Oviedo pour faire appliquer le traité signé lors de la bataille de Zamora, Ben-Saïd part à Cordoue avec son tribut annuel : vingt vierges, parmi lesquelles la jeune Xaïma. Manoël n’a d’autre choix que de se faire étudiant en médecine pour retrouver sa promise et la soustraire aux exhibitions morbides menées par le « docteur Ben-Saïd ». Pour s’échapper, le couple reçoit l’aide d’Hermosa, captive depuis la bataille, dont la prétendue démence se dissipe lorsqu’elle retrouve en Xaïma la fille qu’on lui avait arrachée. Alors que le livret signé par Adolphe d’Ennery et Jules Brésil tisse lui-même les liens entre la folie et la captivité des femmes et qu’en 1881, année de la création du Tribut de Zamora, Charcot est consacré par le Congrès international de médecine de Londres, la transposition s’avère judicieusement pensée.

Côté décors, Bruno de Lavenère conçoit une scénographie qui porte conjointement la marque des conflits entre les deux cités et celle de l’oppression féminine. Sur un sol couvert de cendres noires, les gradins affaissés servent bientôt d’hémicycle au cénacle de médecins venus assister aux séances publiques de maltraitance et d’humiliation, commanditées par « Ben-Saïd Charcot ». Le dispositif se complète d’éléments mobiles emboîtables, l’un venant des cintres, l’autre des dessous de scène, permettant tour à tour des situations de surélévation, de disparition, d’isolement, ainsi que d’un vieux lit d’hôpital, au centre du plateau ou en lévitation. Partout, le jeu se déploie avec ardeur et inventivité, notamment dans un dialogue entre présent et passé, qui laisse entrevoir les réminiscences de la bataille de Zamora, ses arrangements, ses traumatismes. Ces visions oniriques forment un contrepoint à la folie d’Hermosa et ouvrent d’autres voies d’interprétation riches et salutaires. L’ensemble est parfaitement servi par les lumières de Bertrand Couderc dont il convient de souligner la très grande qualité, autant dans la fonction purement diégétique que dans un rôle plus symbolique, capable de figurer le sang, la luxure, ou encore le cynisme. Enfin, les costumes de très belle facture nous rappellent que l’Opéra de Saint-Étienne dispose de l’un des ateliers les plus chevronnés aujourd’hui en France.

En fosse, Hervé Niquet s’empare avec délectation de la partition. Six ans après l’avoir dirigée à Munich en version de concert pour l’enregistrement du disque paru chez Bru Zane, le chef restitue toute l’ambition et la théâtralité de l’ouvrage, sans le moindre temps mort. Il obtient de l’Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire un engagement total, la plus brillante clameur comme les plus tendres sanglots. Préparé par Laurent Touche, le Chœur lyrique Saint-Étienne Loire est en pleine forme et rend compte de la luxuriance des scènes chorales telles que pouvait l’établir le cahier des charges du grand opéra au cours du XIXe siècle. À ce titre, l’hymne patriote « Debout ! Enfants de l’Ibérie » a bien failli faire se lever une salle littéralement électrisée. 

Au plateau, on se réjouit d’une distribution constituée en grande majorité de chanteurs francophones, rendant le sur-titrage quasiment superflu. Dans le rôle central de Xaïma, Chloé Jacob montre une intelligente palette de couleurs. La voix n’est pas toujours puissante, mais l’interprétation force le respect. À ses côtés, le Manoël de Léo Vermot-Desroches est de haute volée. La voix est franche et timbrée sur toute la tessiture, l’aigu victorieux, l’articulation impeccable. Dans le rôle considérable d’Hermosa, Élodie Hache est tout simplement époustouflante. Investie d’une énergie vocale et scénique peu commune, la soprano ne fait qu’une bouchée des traits les plus périlleux de la partition et s’avère bouleversante de musicalité et de sincérité dans les scènes plus intimes. L’interprétation vocale comme scénique est en tous points supérieure. En Ben-Saïd, Jérôme Boutillier s’avère un partenaire de jeu idéal et confirme sa place parmi les plus grands barytons français de sa génération. La voix est délicieusement charnue, cynique quand il le faut, la prosodie irréprochable. Dans les rôles d’Hadjar et du Roi, Mikhail Timoshenko révèle un timbre généreux. Enfin, Kaëlig Boché (l’Alcade Mayor, le Cadi) et Clémence Barrabé (Iglésia) s’acquittent pleinement de leurs rôles et complètent cette distribution exemplaire.

L’Opéra de Saint-Étienne peut se féliciter de cette audace salutaire. Quant au public, en liesse aux applaudissements, nul doute qu’il sait désormais où récolter son tribut annuel d’opéra français !


J.P


© Cyrille Cauvet