Monter l’œuvre d’un compositeur tombé injustement dans l’oubli et qui n’a plus été entendue en France depuis 1933 relève du défi, tant il faut convaincre d’interlocuteurs de l’intérêt de la démarche, des artistes – qui peuvent légitimement se poser la question de passer tant de temps à apprendre une œuvre dont ils ne savent pas s’ils la chanteront à nouveau – jusqu’au public qui doit prendre le risque d’une découverte. Défendu avec conviction et les moyens artistiques idoines, Guercœur a révélé ses trésors et toute sa puissance.

Guercœur raconte l’histoire d’un héros mort trop jeune, sans avoir pu jouir d’une vie apaisée et heureuse en compagnie de son amante, de son meilleur ami et de la liberté qu’il a restituée à sa ville. Arrivé dans un au-delà laïque, il demande grâce puis revient sur Terre où il enchaîne les déceptions, sa bien-aimée convole désormais avec son ami qui devient dictateur et soumet la ville. Enfin, de retour parmi les morts, le héros accepte l’oubli et le renoncement, non sans être bercé par le rappel des valeurs que prônent les déesses Vérité, Beauté, Bonté et Souffrance, en accord avec son propre idéal.

Première impression frappante : à la création – tardive par rapport à l’achèvement de la partition – nombre de commentateurs ont évoqué un « oratorio » plutôt qu’un opéra, considérant les premier et dernier actes trop peu dramatiques. Or, l’œuvre tient parfaitement l’épreuve de la scène. La supplique de Guercœur et les délibérations divines au premier acte, puis le retour du héros repentant au III dessinent en réalité un parcours psychologique et dramaturgique intense, mis en valeur par la mise en scène de Christof Loy. L’ampleur philosophique et réflexive du livret s’équilibre naturellement avec le théâtre, sans temps mort ni longueur.

Christof Loy a pris le parti de la sobriété. Un mur, noir pour le royaume des ombres, blanc pour le monde terrestre, découpe la scène en deux, et monté sur une tournette, reconfigure l’espace en créant diagonales, obstacles ou voies d’entrée. Dans ce décor minimal, on a disposé quelques chaises sur lesquelles attendent les âmes au seuil de « l’Infini », mais c’est surtout la direction d’acteurs au cordeau qui happe l’attention du spectateur, tendant le huis clos céleste jusqu’à faire céder les déesses au I, animant les foules au II, renouant le lien au III. Seul bémol, des lumières moins réussies devant le mur blanc, car elles deviennent un peu systématiquement blafardes, alors qu’un effet soulagien est parfaitement obtenu devant le mur noir.

Pour ressusciter une partition aussi exigeante que celle de Magnard, il faut une équipe vocale sans faille. Stéphane Degout embrasse le rôle-titre avec l’aisance qu’on lui sait, passant alternativement des demi-teintes de mélodiste aux élans héroïques de l’homme effronté qui exige de revenir des Enfers. Le personnage est touchant tout en conservant l’âpreté de cet homme si idéal qu’il en meurt une seconde fois. Pour chanter Vérité, il faut une héritière des grandes tragédiennes gluckistes (Magnard n’a-t-il pas désigné son opéra, tragédie en musique ?) capable de surmonter un orchestre fourni. Voilà le profil vocal de Catherine Hunold, dont la voix longue au timbre lumineux sied à la déesse des déesses. Secondée par le soprano bien tenu de Gabrielle Philiponet (Beauté), on s’émerveille de la parfaite homogénéité du mezzo d’Eugénie Joneau qui fusionne le souci de la ligne et celui du mot, et du timbre corsé qu’Adriana Bignagni Lesca distille dans un chant subtilement ardent et inquiétant dans le rôle de Souffrance. Antoinette Dennefeld est la langoureuse Giselle, néanmoins inquiète et gagnée par le remord. Enfin, on savoure de retrouver Julien Henric dans un rôle enfin conséquent, le veule Heurtal. Le ténor en a le mordant, mais aussi le chant caressant et amoureux.

En fosse, Ingo Metzmacher mène l’orchestre philharmonique de Strasbourg d’une baguette attentive. Il tire parti de la très belle couleur des cordes pour tendre l’arc, jusqu’à enflammer l’orchestre au troisième acte qui vibre d’un élan d’espoir véritablement bouleversant. Surtout, le chef restitue l’œuvre à son théâtre, que le seul enregistrement complet disponible à ce jour (dirigé par Michel Plasson) s’employait à effacer consciencieusement au profit d’une interprétation trop à l’écoute d’elle-même.

Voilà une représentation dont on sort transformé, emporté par le souffle de l’idéalisme exigeant de Magnard, et les beautés d’une musique dont on espère qu’elle trouvera désormais plus régulièrement le chemin du concert, qu’il soit lyrique, symphonique ou chambriste.


J.C


A lire : notre édition de Guercoeur/L'Avant-Scène Opéra n°339

© Klara Beck