L’antifascisme est un sport de combat et un art subtil. Kurt Weill et Georg Kaiser, qui créèrent Le Lac d’argent pas même vingt jours après l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, en savaient quelque chose. Le livret (avec ses dialogues complets) désigne sa cible sans louvoyer, expédie la misère et le grand capital au rang des responsables, démontre comment l’idée funeste s’insinue dans les esprits, gagne du terrain en comptant sur le soutien sans faille d’une aristocratie en mal de reconnaissance une fois la République advenue, et enfin appelle clairement à la résistance, à l’opposition, et, en désespoir de cause, à la fuite en attendant des temps meilleurs. Voilà pour le combat. Pour la subtilité, elle tient à la nature du comique professé par le livret de Georg Kaiser, qui fait dégénérer le désespoir en humour cruel, entre décadence et noirceur – la première scène est un délice grinçant où les miséreux tentent d’enterrer – littéralement – la faim. L’excès et l’outrance de la pièce – dans sa version originale – relèvent encore du trait décoché contre les chemises brunes et leurs complices.
Tout cela, nous ne l’avons ni vu ni entendu, Ersan Mondtag propose une transposition en 2033 – triste anniversaire – dans une société proche de voir l’extrême-droite accéder au pouvoir, toute ressemblance avec une situation actuelle étant volontaire et assumée. Mais plutôt que de faire confiance aux intentions des auteurs, Mondtag opère une seconde transposition : le public assiste à une répétition dans un théâtre montant Le Lac d’argent dans le contexte politique décrit. Le résultat est terrible car il met à distance la charge préparée par Weill et Kaiser, le politique étant « récupéré » par la seconde transposition – appuyée, lourde, redondante. Outre le ratage complet de la transmission du discours politique, la mise en scène repose sur le jeu comique plein de tics et sans variation du comédien belge Benny Claessens (Olim), systématiquement geignard et couinant, mâtiné d’intempestifs mimes de flatulences… c’est bien dommage car par son métier de comédien, il délivre les mots chantés avec précision, de façon tout à fait convaincante et idiomatique pour ce répertoire. Sans rythme, sans conscience du tempo musical, la mise en scène dure, s’allonge et ennuie.
Heureusement, plusieurs satisfactions musicales rééquilibrent cette difficile expérience. La partition de Weill, qui célèbre les amours adultères de la musique savante et du cabaret, est menée avec énergie et élégance par Gaetano Lo Coco à la tête de l’orchestre de l’opéra. On voyage ainsi entre la frénésie d’une musique qui doit « envoyer » et la sensualité distanciée des monologues réflexifs. Ce même équilibre est atteint par le baryton Joël Terrin (Severin), aussi bon chanteur qu’acteur, soucieux de la ligne et des mots. Le ténor James Kryshak navigue aussi avec subtilité dans les eaux weilliennes, comme agent de loterie puis en Baron Laur qui lui demandent de dire avec musicalité plus que de chanter. Le rôle de Fennimore se voit divisé entre Ava Dodd, soprano, qui en assure le chant avec fraîcheur, et Anne-Élodie Sorlin, qui assume les dialogues et le grand air sur la mort de César ainsi qu’une chanson ajoutée, tous deux superbement interprétés dans la plus parfaite tradition chansonnière française.
Si l’on sort déçu d’un rendez-vous manqué avec la profondeur cruelle de l’œuvre, on se souviendra du charme de cette grande musique, hélas si rare sur nos scènes.
J.C
© Jean-Louis Fernandez