Avant-dernier opéra de Tchaïkovski, La Dame de pique adapte la nouvelle fantastique éponyme de Pouchkine où il est question d’appât du gain et de jeu, de fortune facile et de séduction. Modest Tchaïkovski – le frère du compositeur – transforme cette intrigue en introduisant une histoire d’amour entre le personnage principal Hermann, et Lisa, la petite-fille de la Comtesse. Le sujet amoureux – très secondaire chez Pouchkine – devient le déclencheur de l’argument tchaïkovksien : pour être « digne » de Lisa, Hermann – envieux de ses camarades officiers et de leurs récits de mises remportées au jeu – doit faire fortune. Apprenant que la Comtesse détiendrait le secret d’une combinaison toujours gagnante, Hermann décide de l’obtenir d’elle, et partant sombre dans la confusion de ses désirs.

La Dame de pique version opéra, c’est aussi un arrière-plan très identifiable et tout sauf anecdotique : la Russie impériale de Catherine la Grande qui apparaît même au milieu de l’acte II. À la fois fantasme d’une Russie qui, en 1890, se mire dans un passé glorieux, le xviiie siècle est aussi un contexte temporel favorable pour une intrigue fantastique, car, quoique siècle des Lumières, ce fut aussi une époque de grands charlatans sous couvert de magie, voire de médecine : Cagliostro, Mesmer… Œuvre riche, elle impose à la mise en scène d’articuler les destins individuels des personnages avec le destin collectif et d’accorder au fantastique sa juste part, au-delà de l'accessoire.

Timofeï Kouliabine livre une vision à la fois radicale et fidèle au livret. Faisant grand cas du regard nostalgique que la Russie impériale – déjà chancelante en 1890 – portait sur le xviiie siècle, il transpose l’action au temps présent, puisque la Russie poutinienne lance de pareils regards sur son histoire. Cette contextualisation contemporaine ne s’arrête pas seulement à des costumes d’aujourd’hui, ni même à la présentation d’un spectacle de propagande au premier acte, scène 1, qui unifie la succession de courts tableaux (chœurs des nourrices, des enfants, orage…), en parallèle des discussions d’Hermann et Tomski. Le présent s’impose aussi à travers la misère d’Hermann, devenu agent de sécurité d’un théâtre et livreur de repas, ou encore par le stupéfiant décor de hall de gare pour le deuxième tableau de l’acte III. Gris soviétique, il sera le théâtre du déchirement entre Hermann et Lisa, mais fera aussi sourdre la présence de la guerre, à l’arrière-plan, subtile et non invasive, et par conséquent éminemment puissante. Cette Russie poisseuse et oppressante n’est pas qu’un décor, elle impose ses hiérarchies : on comprend vite que le mariage entre Lisa et Yeletski est une pure convenance, elle, petite-fille d’un personnage à l’autorité singulière (on y reviendra), doit épouser un fils de bonne famille, plus intéressé par un jeune éphèbe blond, auquel il devra dire adieu, lorsque celui-ci partira à la guerre (on suppose car ici tout est suggéré), d’une poignée de main pudique et dissimulatrice qui résume – sans effets de manches – l’homophobie latente de la société russe. Lisa, peu intéressée par ce mariage ni par les convenances que le rang de sa famille lui impose, trouve dans l’amour d’Hermann une échappatoire. Dès lors, elle est prête à se compromettre, à dérober des bijoux à sa grand-mère, à accepter le désir ambigu d’Hermann, fasciné par la richesse aussi bien que par l’amour. Ainsi, Lisa apparaît en scène en compagnie d’Hermann au moment où celui-ci s’introduit chez la Comtesse pour la faire parler. Le personnage gagne en intensité, elle devient véritable actrice de ses propres erreurs comme de son indignation lorsqu’elle comprend la confusion qui règne dans l’esprit d’Hermann.

Éminemment réaliste, le spectacle ne recule pourtant pas devant la présence du fantastique. Timofeï Kouliabine a exhumé la figure de Juna Davitashvili, mystique et médium russe devenue star de la télévision pendant le Perestroïka, populaire en URSS puis en Russie, elle fut même honorée par Boris Eltsine pour services rendus. Ce personnage prend la place de la Comtesse avec une évidence surprenante : toutes deux très âgées, liées au surnaturel, et figures d’un monde disparu, elles se complaisent dans la nostalgie d’une gloire passée. Quand la Comtesse/Médium s’exprime « On ne sait plus danser ni chanter ! », elle regarde un écran où défilent des gloires soviétiques : Irina Arkhipova, Mstislav Rostropovitch, des danseurs et des patineurs. Pour autant, son retour au III pour donner la combinaison des cartes à Hermann aura l’apparence du délire plus que du fantôme, dans une scène où la pompe soviétisante de la Russie contemporaine est traitée de façon grinçante.

Ce récit passionnant, développant en détails et avec subtilité le destin de chaque personnage, racontant aussi la Russie d'aujourd'hui, les effets délétères de la nostalgie, et faisant aussi place au xviiie siècle (le bal du II est un bal masqué avec pour thème la cour de Catherine la Grande, ce qui permet d’assumer le kitch des costumes d’époque), ne tiendrait pas la scène s’il n’était mis en œuvre par le truchement d’une direction d’acteurs absolument magistrale.Toutes les scènes opposant Lisa et Hermann sont fascinantes de crédibilité et de sensibilité. Pas un geste n’est laissé au hasard et les interprètes dominent chaque expression, chaque déplacement avec un naturel confondant. Toute la complexité des intentions et des rapports entre les personnages est restituée avec une limpidité sidérante.

Il faut ainsi rendre hommage à l’ensemble de la distribution pour avoir aussi bien intégré les ressorts d’une mise en scène si détaillée, et l’avoir rendue de façon convaincante. En outre – et ce n’est pas rien – ces interprètes chantent magnifiquement. Dmitry Golovnin (Hermann) est habité par la folie, il apparaît d’abord comme verrouillé par son désir, puis glisse insensiblement vers un comportement compulsif, lâchant toute prise sur la réalité après avoir sombré dans des états dépressifs. Timbre clair, et voix bien projetée, son chant retient l’attention par la précision du texte et la variété d’expression. Pour autant, le sens du phrasé n’entame pas l’intensité théâtrale, le chant est beau par vérité des sentiments et non par application. Elena Guseva donne toute la mesure et l’épaisseur du personnage que lui accorde le spectacle. La voix est pulpeuse, dramatique et subtile, sans soudure entre les registres, et l’interprète déploie une ligne sensible, musicale à souhait. Konstantin Shushakov (Yeletski) a le chant classieux, distillant un timbre de velours, alors que Pavel Yankovsky assure le personnage truculent du comte Tomski d’une voix généreuse et noble. Olga Syniakova (Pauline) passe de la sage tristesse du duo avec Lisa puis de sa romance à la verve populaire avec une versatilité consommée, qui met en valeur un timbre chaleureux et un sens du style aigu. La mise en scène lui attribue d’ailleurs les paroles réprobatrices et moralisatrices de la nourrice qu’elle parodie avec un délicieux abattage comique. Enfin, Elena Zaremba incarne la Comtesse/Mystique d’un chant altier où pointe la juste dose de mépris à l’égard de ses contemporains. Les rôles secondaires sont tenus avec un investissement qui participe largement à la réussite du spectacle.

Chœurs et orchestre de l’Opéra de Lyon livrent une prestation de très haut niveau, confirmant leur position dans le premier carré des forces opératiques en France. À leur tête, Daniele Rustioni propose une lecture romantique qui ne fait pas fi des nombreuses références classiques dont Tchaïkovski irrigue son opéra. Il trouve ainsi les couleurs charbonneuses du troisième acte, comme l’éclat du premier tableau de l’acte II, et donne aux scènes d’intimité tout un nuancier de teintes tantôt froides ou chaleureuses.

Cette soirée compte déjà parmi les plus grandes réussites de la saison : on assiste rarement à un spectacle aussi fascinant musicalement que scéniquement.

 

J.C


© Jean-Louis Fernandez