Création parisienne mais nouvelle production pour L’Ange exterminateur de Thomas Adès, c’est à ce genre de détail qu’on reconnaît l’œuvre qui, de « contemporaine », devient « titre du répertoire ». Il n’aura pas fallu huit ans – soit le temps de faire escale dans chaque ville coproductrice du spectacle de la création, de survivre à la pandémie puis d’être réimaginé par l’Opéra de Paris – au dernier opéra de Thomas Adès pour connaître un nouveau cycle de programmation. Car après la réussite présentée à l’Opéra Bastille, on peut s’attendre à plusieurs retours de l’œuvre à l’affiche parisienne.

Thomas Adès assure la direction de son opéra, le geste est franc, l’énergie débordante et le résultat percutant. La musique se déploie de manière organique, intégrant des références nombreuses à la valse pour situer le divertissement mondain, et chaque personnage bien caractérisé est doté d’une personnalité qui le distingue. L’ensemble des solistes s'apparente à une formation chorale qui ne dit pas son nom, résultant ainsi d’une série d’individualités dont les aspérités les plus fortes sont temporairement gommées pour favoriser une combinatoire flottante – comme si Adès avait conçu son opéra comme une vaste amplification de la scène du bal de Don Giovanni. Seul bémol musical : les tambours enregistrés de l’interlude entre les actes I et II, référence directe à Buñuel et ses Tambours de Calanda, indignes d’une maison comme l’Opéra de Paris qui pourrait offrir de véritables instruments à son public plutôt qu’une affreuse bande mal enregistrée !

Le plateau vocal fascine par l’homogénéité du niveau global et l’implication totale des interprètes dans ce spectacle et cette musique extrêmement exigeants. Jacquelyn Stucker campe une Lucia de Nobile séductrice et hautaine, à laquelle répond l’Edmundo de Nobile de Nicky Spence d’une voix puissante, empreinte d’un mépris débonnaire de grand bourgeois. Leur hôte d’honneur, Leticia Meynar, aux redoutables suraigus, est interprétée avec panache par Gloria Tronel qui donne toute la folie du personnage. On goûte aussi la Leonora Palma d’Hilary Summers, cultivant avec subtilité le ridicule du personnage sans se départir de son élégance de femme du monde. Claudia Boyle (Silvia de Avila) forme avec Anthony Roth Costanzo (Francisco de Avila) un duo fraternel et incestueux explosif. Citons encore les suaves amoureux d’Ilanah Lobel-Torres (Beatriz) et du ténor au beau lyrisme Filipe Manu (Eduardo), la Blanca Delgado complexe de Christine Rice, dont le chant se déploie dans une ligne châtiée et parfaitement homogène, le colonel Álvaro Gómez très bien sonnant de Jarrett Ott, le comte Yebenes idiomatique de Frédéric Antoun, aussi bien que les prestations de Paul Gay en Alberto Roc mâle, Philippe Sly en solide Señor Russell, Thomas Faulkner en majordome condamné malgré lui à l’extermination, et le numéro tragi-comique de Clive Bayley en Docteur Conde qui ne cesse de prophétiser… la calvitie des uns et des autres. Enfin, l’ensemble des domestiques et personnages plus occasionnels parachève cette distribution de très haut niveau.

Calixto Bieito succède à Tom Cairns à la mise en scène : sa vision joue moins immédiatement le jeu du huis-clos complet. Les scènes extérieures à la demeure des Nobile restent hors champ, qu’elles soient en coulisses ou les chœurs spatialisés dans la salle – ce qui produit un effet de mystère fort bienvenu. Dans un espace parfaitement blanc de forme ovale, Bieito dispose ses personnages comme des tâches de couleurs d’un tableau de Pollock où prédomine le rouge des costumes des deux hôtes. Le plateau presque nu, à l’exception d’une grande table à manger au centre et d’un piano, semble ainsi maculé d’une faute originelle : le dîner lui-même. Le dépouillement de la scène renforce l’importance du jeu individuel, et les grandes portes qui enferment les convives dans cet espace soulignent l’oppression claustrophobique. Poussant à bout les personnages, le metteur en scène dirige ses acteurs en les entraînant dans une décadence devenue déchéance, jusqu’aux ultimes retranchements : la folie dans laquelle ils sombrent se fait plus violente et fangeuse au fur à mesure de la soirée, le plancher est explosé en quête d’eau, les murs défoncés en tentant de s’échapper… les masques tombent et les vêtements aussi (en partie uniquement !).

Tout d’un bloc, le spectacle écrase et subjugue d’autant plus que cette masse est composite, le raffinement le dispute au réalisme le plus cruel et à l’absurdité la plus poétique…

 

J.C


Retrouvez notre numéro 338 : The Exterminating Angel de Thomas Adès