Retour attendu de Boris Godounov à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, coproducteur avec le Capitole de Toulouse – où il a été monté en novembre dernier. À l’œuvre, Olivier Py et Pierre-André Weitz pour le spectacle et le chef letton Andris Poga dans la fosse.

Monter Boris Godounov, c’est d’abord un choix premier, celui de la version. Si on ne joue plus guère celle de Rimski-Korsakov – qui a eu le mérite absolu de sauver l’œuvre de l’oubli et de l’imposer au plan international un siècle durant – ni celle de Shostakovitch, ni les autres révisions moins connues, c’est que l’on revient désormais presque toujours à l’original de Moussorgski. Mais auquel ? Version de 1869, ramassée, centrée sur la dimension historique du récit, à travers le destin du tsar, ou une version révisée et surtout augmentée de 1872, globalement plus politique de par la présence accentuée du peuple russe, plus opératique aussi, avec les contrastes assumés des deux scènes de l’acte polonais et de la scène finale de la forêt de Kromy, avec nombre d’ajouts et de coupures (dont la scène devant St Basile entière) et une orchestration enrichie, version qui s’est imposée comme définitive depuis un quart de siècle.

Proposer celle de 1869, comme ont choisi de le faire le Capitole et le TCE, c’est montrer le premier jet qui vise à l’essentiel, sa concentration sur la question de la légitimité du pouvoir et bien sûr sa modernité musicale même pour l’époque – qui n’y comprit rien – et pour aujourd’hui encore. Encore faut-il lui rendre son impact, son côté nerf à vif. Ce n’est pas vraiment le cas ici.

En ce soir de première, l’Orchestre national de France est assurément d’une élégance choisie et d’un raffinement de timbres exposé, mais en version un peu assourdie de couleurs, là où l’on attend la verdeur de l’écriture de Moussorgski, qui, dans la version de 1869, reste un peu neutre par rapport aux nettes améliorations de la révision de 1872. Mais la direction semble jouer en sus des angles volontairement adoucis, des aspérités gommées, de grincements refusés. Trop d’égalité de ton, d’uniformité des couleurs et donc d’aseptisation du discours… Andris Poga soigne certes le détail, les équilibres, mais sans les faire vivre, et ne construit pas non plus l’arc dramatique, celui qui mène, par la partition même, à l’inéluctable, à la chute, à cette fin ouverte à laquelle manque désespérément la scène de la révolte en marche.

Les chœurs du Capitole, colorés, cohérents, souffrent tout autant de ce manque de nerf profond, là où l’on attend la déchirure, le hurlement, l’incisif. Trop sage tout cela, mais certes bien beau à entendre.

Ainsi portée, la distribution, pourtant cohérente, peine à exister par elle-même. On chante bien, mais aucune personnalité ne s’impose, ne prend son rôle à bras le corps sur le plan vocal. C’est vrai pour les trognes, comme l’Aubergiste (Sarah Laulan) ou Missaïl (Fabien Hyon) et même Varlaam, un comble (Yuri Kissin), comme pour les rôles plus fins, Fiodor (Victoire Bunel) et Xenia (la bien pâle Lila Dufy) : tous manquent d’épaisseur et d’impact. D’autres portent mieux leur chant comme le Chtchelkalov de Mikhail Timoshenko, ou le Grigori d’Airam Hernandez qui s’impose par une vocalité franche. Mais Marius Brenciu est un Chouïski bien peu sardonique, Roberto Scandiuzzi débite les grands récits de Pimène avec art, mais sans y croire, sans les faire exister vraiment, sans captiver. Et le superbe Boris d’Alexander Roslavets – remplaçant un Matthias Goerne ayant déclaré forfait – profond, noir, sonore comme il convient, n’arrive pas plus à vous saisir et vous entraîner dans ses questionnements existentiels et ses délires. Là, le seul beau chant ne saurait suffire, il faut incarner, jusqu’au saisissement et la déraison. C’est alors l’Innocent de Kristofer Lundin qui paraît le seul investi d’une aura dramatique prégnante dans sa singularité même.

Cette forme d’anémie vocale générale redouble du fait de la proposition scénique d’Olivier Py, dont on attendait un spectacle aussi engagé que saisissant, avec une direction d’acteurs incendiaire. On découvre une proposition habilement menée, mais plus décorative dans ses effets que captivante dans son théâtre, faute d’avoir su créer des personnages habités.

On se replie alors sur l’art de Pierre-André Weitz, jouant d’un gris envahissant, répandu sur de grandes boîtes mobiles et pivotantes aux façades staliniennes, ou aux béances d’immeubles bombardés, qui composent un univers de force imposée, où l’or est réservé aux manteaux des princes et aux chœurs du couronnement, nichés en deux iconostases mobiles de laiton doré. De l’effet assurément… Le noir s’impose par les pâles clartés des éclairages de Bertrand Killy, ou dans une forêt de bouleaux, impénétrable, dont le pseudo naturalisme isole façon rideau certains personnages pour leurs monologues. Reste enfin, splendide forcément, le feu rougeoyant qui emplit un bref instant le fond de scène pour la prise de conscience finale du tsar, avant que le gris ne revienne pour le triomphe de son éphémère successeur, le faux Dimitri, dont l’Histoire nous dit qu’il ne régna pas onze mois. 

De belles images, c’est certain, mais que n’habite pas un théâtre confondant. Plutôt que la simplicité de l’émotion, Olivier Py a choisi l’embarras d’idées appuyées, répétées, comme ces soldats traversant la scène, torses nus, drapeau aux couleurs des régimes qui se sont succédés, comme la mappemonde du Dictateur de Chaplin, servant plus de ballon de jeu que de carte d’Empire au tsarévitch, jusqu’à ce que son père et lui en jouent comme au volley à la plage... Pouvait-on alors éviter Staline ? Non bien sûr, on l’a eu aussi, face au maître d’aujourd’hui, façon image de propagande vintage.

Rien d’étonnant alors à ce que le tsar soit ici identifiable à l’actuel maître du Kremlin, recevant ses obligés à l’extrémité d’une désormais fameuse table blanche, et distillant ses introspections installé dans un gigantesque lustre de laiton et de cristaux qui évoque la cage dorée d’un puissant pris dans ses contradictions. Et que l’opération spéciale en Ukraine s’entraperçoive ici ou là, puisqu’il faut des images rabâchées, aisément compréhensibles de tous.

Tout cela fait catalogue d’idées pour l’idée, manié sans grande subtilité pour parvenir à en faire surgir un mille-feuille poly-historique cohérent  on songe bien sûr au Parsifal multi-strates de Stefan Herheim à Bayreuth, naguère.

La version de 1869 étant définitivement celle du drame du tsar plus que celui du peuple, on attendait l’humain dans sa déchirure, son angoisse, sa duplicité, sa veulerie, sa vérité, pour vibrer à la puissance d’un geste, aux ruptures d’un corps, aux souffles d’une voix. On est resté dans une forme de didactisme chic et distancié, assez artificiel, paralysant l’un des drames les plus puissants de l’histoire de l’opéra. Dommage.

 

P.F


Alexander Roslavets (Boris Godounov). © Mirco Magliocca