Karine Deshayes (Fausto), Karina Gauvin (Margarita), Ante Jerkunica (Mefistofele), Nico Darmanin (Valentino), Marie Gautrot (Catarina), Diana Axentii (Una strega, Marta), Thibault de Damas (Wagner, Un banditore). Chœur de la Radio Flamnade, Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset. Palazzetto Bru-Zane – Opéra français 38 (2 CD). 2023. Notice en français et en anglais. Livret en italien, français et anglais . Distr. Outhere.
En 1831, le Théâtre Italien, troisième institution lyrique parisienne, après l'Opéra et l'Opéra-Comique, accueille la création d'un opéra d'une jeune compositrice, Louise Bertin (fille du célèbre M. Bertin, directeur du Journal des Débats, portraituré par Ingres). Il n'y a pas de quoi s'étonner. Ce théâtre, où régnait alors Edouard Robert, ne se limite pas aux œuvres des contemporains italiens mais passe commande aux compositeurs français. Ainsi Halévy, qui y fut un temps chef de chant, y donna en 1828 un opéra semi séria, Clari, composé à l'attention de Maria Malibran.
Louise Bertin, élève de Fétis (à qui elle dédiera sa partition) et de Reicha, élabore elle-même son livret en français qui est traduit en italien par Balocchi. L'intrigue évacue les aspects philosophiques de la pièce de Goethe, comme du reste toutes les adaptations lyriques jusqu'à Gounod, pour se concentrer sur les amours de Faust et de Marguerite et sur les aspects fantastiques. Elle invente ainsi une scène de rajeunissement de Faust dans l'antre d'une sorcière, absente de la pièce originale. Les ellipses y sont nombreuses et efficaces et l'opéra s'achève avec la scène de la prison, la rédemption de Marguerite annoncée par le chœur des Anges et la damnation de Faust emmené aux Enfers par Mefistofele, dans un mouvement pour le moins expéditif conclu par un coup de cymbale. La partition est un étrange hybride stylistique, tentant de concilier inspiration romantique et respect des codes de l'opéra semi séria, notamment dans l'alternance des numéros musicaux et des récitatifs secs. La longue ouverture, en plusieurs mouvements, très élaborée, au ton assez grandiose, parait un peu disproportionnée pour un opéra du genre. Le rôle-titre, prévu initialement pour un mezzo-contralto mais finalement créé par un ténor, s'exprime dans un style vocal proche du Roméo des Capuleti e Montecchi de Bellini. Wagner est un digne héritier du Leporello de Don Giovanni, caractérisé par un chant syllabique et un style typiquement bouffe. Quant à Mefistofele, il inaugure la longue lignée des diables d'opéra-comique, caractérisés par le cynisme et l'ironie, qui fleuriront dans les décennies suivantes. L'unique air de Valentin, attribué à un ténor léger, semble un héritage de Rossini. Il convient toutefois de souligner que la compositrice, en adaptant l'œuvre de Goethe à l'opéra, fait figure de devancière car si la publication des Huit scènes de Faust de Berlioz date de 1828, sa Damnation ne sera créée qu'en 1846.
Au-delà de cet éclectisme, il est évident que la compositrice cherche à créer un nouveau langage. Les ensembles semblent souvent hésiter entre l'héritage mozartien et une ampleur toute romantique, et le quatuor de l'acte II à l'harmonie assez complexe surprend par sa superbe construction. Du côté de la riche orchestration, on est souvent plus près de Berlioz dont Louise Bertin fut la condisciple ou de Meyerbeer que de l'opéra italien, avec un usage très abondant des vents.
Pour cette résurrection, le Palazzetto BruZane a réuni une distribution de haut vol dans laquelle se distingue particulièrement Karine Deshayes dans le rôle-titre, à qui cette tessiture de mezzo aigu convient idéalement et qui, omniprésente, fait preuve d'un remarquable engagement. Lui répond le lumineux soprano lyrique de Karina Gauvin qui confère à Marguerite sa douceur résignée et donne beaucoup de relief à la scène finale. Leurs deux voix s'unissent à la perfection dans les duos grâce à la proximité des timbres. La splendide basse de Ante Jerkunica offre une belle voix sombre et une carrure de taille à Mefistofele. Thibault de Damas est un Wagner virtuose et bien timbré et Marie Gautrot donne un beau relief à Catarina (la Dame Marthe de cette version) dans le quatuor de l'acte II. Seul Nico Darmanin et son ténor trop léger déçoivent un peu en Valentin. La prestation des chœurs de la Radio flamande, très sollicités, ne mérite que des éloges tant au plan musical que pour l'articulation. Christophe Rousset, à la tête de ses Talens Lyriques, se montre un chef convaincu et parfaitement apte à donner son unité à cette mosaïque musicale pleine de surprises et d'invention. Au final, ce Faust doublement « féminin », un rien déconcertant mais jamais banal ni conventionnel, triomphe par son originalité foncière. Il mérite incontestablement d'être redécouvert, offrant après La Esmeralda, recréée en 2008 à Montpellier, une nouvelle facette d'un talent unique injustement oublié.
A.C