Inspirée du roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, la dernière création de l’Opera Ballet Vlaanderen est un projet ambitieux. Comment retraduire en langage scénique cette histoire d’un homme, chargé par ses concitoyens d’établir un rapport sur la disparition d’un étranger (L’Anderer), qui, dans son enquête pour établir les faits, découvre un assassinat sordide, motivé par la haine de la différence et la peur de l’autre, en même temps qu’il se confronte à sa propre histoire ? Dans un village hors du monde, traumatisé par une guerre et une occupation qui rappelle à s’y méprendre à la domination nazie, le protagoniste comprend qu’il a été sacrifié par les villageois et déporté dans un camp de concentration pour servir de bouc-émissaire à une soi-disant « purification » qui n’est bien sûr qu’un des éléments de la terreur que faisaient régner les occupants.

 

Toute la première partie tente d’évoquer ce télescopage entre les différentes temporalités, le présent de Brodeck médiatisé par son récit et le passé des villageois qu’il rencontre et interroge et qui,  tour à tour, se justifient et se disculpent au nom de la sauvegarde de leur propre existence. Pour cela, le metteur en scène, Fabrice Murgia, qui en a élaboré le livret avec le compositeur Daan Janssens, utilise la vidéo en direct afin de rendre plus proche encore le vécu des personnages et y ajoute des projections qui suggèrent une certaine profondeur à travers les réminiscences fragmentaires des événements révolus non élucidés. Le résultat laisse une impression de confusion et de surcharge qui peut-être a été voulue mais qui, ajoutée à un élément orchestral écrasant, a tendance à noyer le sens. La déclamation chantée qui constitue l’essentiel du langage vocal, ne parvient pas éclaircir le propos. Il faut attendre la deuxième partie pour que le passage à la représentation directe et concrète des évènements passés et présents clarifie le propos et, en les rendant plus immédiats et plus simplement théâtraux, permet une meilleure adhésion du spectateur et donne sens à ce qui a précédé.

 

La partition nous a semblé assez systématique, avec une orchestration où cuivres et percussions sont omniprésents. Plutôt commentaire que soutien, elle procède par grandes vagues sonores qui montent en tension et s’abattent brutalement, sur un mode très répétitif et finalement assez monotone, malgré des raffinements d'orchestration que le compositeur revendique comme d'obédience wagnérienne. Les passages lyriques sont rares et la plupart du temps plutôt « parodiques », tel ce chœur d’église qui précède la rencontre de Brodeck avec le prêtre alcoolique ayant perdu la foi (une des fortes scènes de la première partie). D’autres chœurs sont plutôt traités en arrière-plan, comme des éléments d'ambiance ou une présence diffuse du collectif. Un très beau prélude symphonique introduit la deuxième partie où figure un air peu développé pour Emélia, la femme de Brodeck, au moment où celui-ci est arrêté. Mais de façon symptomatique, le compositeur a de plus en plus recours à la simple parole, là où justement le livret lui offrirait la possibilité d’un développement musical qui permettrait de rompre un peu la monotonie du parlé-chanté. Le meilleur exemple en est la confession posthume de Diodème, le maître et l’ami de Brodeck, qui lui avoue dans une lettre sa culpabilité dans son arrestation et qui appellerait clairement une mise en musique puisque a priori la parole est jusque là réservée au seul personnage de l'Anderer et constitue justement ce qui le caractérise. 

 

En Brodeck, Damien Pass se révèle profondément investi dans un rôle éprouvant car constamment en scène. Donnant une belle profondeur à ses longs monologues introspectifs, il est pratiquement le seul à rester toujours compréhensible. Si l’ensemble des autres rôles ne démérite pas au plan vocal, leur français ne réussit pas toujours à franchir la barrière de l’imposant orchestre qui souvent les absorbe, même si tous donnent un beau relief théâtral à leurs personnages. Parmi les plus saillants, on citera le baryton-basse Werner van Mechelen, incarnant Orschwir le maire, la Fédorine de la mezzo Helena Rasker, le ténor Thomas Blondelle dans le double rôle de Göbbler et de Peiper le prêtre. Le personnage d'Emélia, mutique suite à un viol traumatique, n'intervient que dans un air unique mais y donne un bel échantillon d'une jolie voix de soprano lyrique. Dans le rôle de l'Anderer, le comédien Josse De Pauw donne beaucoup de présence à son étrange personnage de guru ou de patriarche dont la candeur et la franchise suffisent à interroger les autres personnages sur eux-mêmes, suscitant ce malaise qui conduira à son élimination.  Dans la fosse, l'orchestre symphonique de l'Opéra Ballet des Flandres répond au doigt et à l'œil à la direction précise de la cheffe Marit Strindlund et, sur scène, le chœur incarne avec beaucoup de crédibilité les villageois pusillanimes.

 

Le décor minimal mais suggestif, les maquillages et les costumes très réussis placent l'action dans un ailleurs non identifié, contemporain mais sans référence historique précise. Visuellement, la production transmet avec beaucoup d'efficacité le climat délétère et la déréliction dans laquelle baigne cette histoire de culpabilité collective et de suspicion et, sur ce plan, si le but recherché est d'alerter les consciences, il est pleinement atteint.

 

A.C