Quinze mois à peine après la création de La Beauté du monde, le dramaturge Michel Marc Bouchard et le compositeur Julien Bilodeau présentent au public montréalais le deuxième fruit de leur collaboration, La Reine-Garçon, adaptation de la pièce Christine, la reine-garçon, donnée avec succès en 2012 au Théâtre du Nouveau Monde. Comme pour leur premier opéra, qui évoque le sauvetage d’œuvres du Louvre et du Jeu de Paume pendant la Seconde Guerre mondiale, le sujet est ici ancré dans l’histoire et gravite plus précisément autour de l’abdication de la fantasque reine de Suède, au milieu du XVIIe siècle. C’est donc essentiellement le parcours à la fois intellectuel, sentimental et spirituel de la jeune femme que retrace le livret, en mettant en avant ses questionnements existentiels et ses comportements souvent contradictoires avec les membres de son entourage. Sont ainsi convoqués tour à tour le comte Karl Gustav (son cousin et futur héritier), sa mère Marie-Éléonore de Brandebourg, le grand chancelier Axel Oxenstierna et son fils Johan, René Descartes et la comtesse Ebba Sparre (sa maîtresse). N’éprouvant aucune attirance pour ses prétendants Karl Gustav et Johan, Christine renonce aisément au mariage. Après avoir interrogé anxieusement Descartes sur la nature de l’amour, elle doit reconnaître toutefois que la comtesse a jeté un trouble profond dans son âme. Si elle cède à cette passion, elle est rapidement abandonnée par sa maîtresse (qui a tôt fait de se marier), puis prend la décision lourde de conséquences d’abandonner son trône et même de se convertir au catholicisme. Farouchement indépendante et fière d’exercer son libre arbitre, elle doit cependant avouer au dernier tableau qu’elle n’a pas réussi à s’affranchir de l’emprise de l’amour.
Sur cette trame que l’on aurait souhaitée plus resserrée et au ressort dramatique somme toute relativement limité, Julien Bilodeau a composé une copieuse partition d’à peu près deux heures et quart qui se distingue d’abord par une orchestration luxuriante, qui peint à merveille la désolation des espaces infinis, la splendeur d’une aurore boréale ou les divers états d’âme du personnage éponyme. Remarquable dans l’art de créer des atmosphères envoûtantes, il déconcerte toutefois par certains choix, comme celui d’ajouter une touche quasi humoristique au moment de la dissection, d’un rythme étrangement sautillant et où les fringants coups de marteau de Descartes contre le crâne du cadavre semblent en contradiction avec la gravité de la situation. Outre des accents quasi jazzés des cuivres qui surprennent par leur insistance, ce sont surtout les passages de kulning (chantés en coulisse par la soprano Anne-Marie Beaudette) qui laissent dubitatif. L’idée d’inclure cette technique vocale ancestrale des bergères scandinaves est certes intéressante, mais le chant suraigu et très puissant destiné à rassembler les troupeaux devient ici l’expression d’un mal-être viscéral qui s’apparente trop souvent au cri strident d’une bête traquée, ce à quoi ne peut se réduire la personnalité infiniment complexe de la souveraine. En ce qui regarde les lignes vocales, elles épousent étroitement le texte de Bouchard dans une sorte de récitatif peu varié avec lequel la grande scène d’hystérie de Marie-Éléonore et quelques chœurs grandioses forment un agréable contraste.
Le compositeur aurait difficilement pu rêver être mieux servi que par l’Orchestre symphonique de Montréal, en excellente forme, et le chef Jean-Marie Zeitouni, déjà au pupitre de La Beauté du monde, qui prend un plaisir manifeste à mettre en valeur les diaprures du discours musical. Après un début peu assuré du côté des femmes, le chœur accomplit lui aussi un travail admirable, en particulier dans les grandes scènes émouvantes du deuxième acte. Dans le rôle-titre, la soprano Joyce El-Khoury ne répond malheureusement que de façon imparfaite aux exigences redoutables d’une écriture souvent haut perchée. Malgré ses superbes pianissimi en apesanteur, un grave et un médium d’une belle opulence, son registre aigu constitue son point faible. Alors que la voix devrait s’épanouir dans les longues phrases dramatiques, on entend plutôt un instrument qui se décolore et dont le timbre devient alors peu séduisant. Il faut aussi reconnaître que sa diction beaucoup trop molle dessert son interprétation. C’est d’autant plus dommage que l’actrice s’investit totalement dans le personnage, dont elle rend à la perfection les multiples paradoxes. Le triomphateur de la soirée est à vrai dire Étienne Dupuis, qui campe un Karl Gustav absolument royal grâce à la rondeur du timbre, la longueur du souffle, l’élégance du phrasé et la dignité de la présence scénique. Aline Kutan s’impose elle aussi dans une scène unique mais inoubliable, où l’ancienne reine consort de Suède, complètement hystérique, se montre odieuse à l’égard de sa fille au moyen d’une virtuosité digne de la reine de la Nuit. Très touchante en comtesse Ebba Sparre, Pascale Spinney joint à un riche timbre de mezzo une diction impeccable. Face au chant racé du chancelier très noble d’allure de Daniel Okulitch, le comte Johan trouve en Isaiah Bell un interprète doué pour la comédie mais à la limite de la caricature dans son infatuation et son jeu maniéré, dimensions sans doute recherchées par les créateurs. Aux prises avec une écriture souvent extrêmement aiguë, il est parfois à la peine, au contraire du Descartes solide et d’une belle prestance d’Éric Laporte. Alain Coulombe prête enfin sa somptueuse voix de basse au rôle trop court de l’assistant du philosophe.
L’action prend place dans une scénographie très réussie et ingénieuse d’Anick La Bissonnière, où la nature la plus sauvage fait rapidement place aux salles sobrement décorées du château d’Uppsala. Particulièrement frappants sont les tableaux de la bibliothèque et celui du théâtre anatomique, où Descartes retire d’un cadavre la glande pinéale dans laquelle est censée se trouver « le siège de l’âme ». Un peu confuse au premier tableau, au cours duquel les allées et venues de la reine dans la tempête ne sont guère convaincantes, la mise en scène d’Angela Konrad caractérise fort bien chacun des personnages dans sa gestuelle. Parmi les moments les plus hauts en couleur, il faut noter la savoureuse chorégraphie de sept jeunes hommes (dont Johan) coiffés de bois de cerf. Les moments de complicité entre la souveraine et Karl Gustav ou Emma sont par ailleurs traités avec toute la délicatesse souhaitable. Au total, l’Opéra de Montréal – en collaboration avec la Canadian Opera Company – a conçu un écrin superbe et réuni une équipe de grande qualité pour une œuvre aux mérites indéniables.
L.B
© Vivien Gaumand