Avec cette « mise en espace » du chef-d’œuvre absolu de Bernd Alois Zimmermann, Calixto Bieito n’a évidemment pas cherché à condenser – défi impossible – la mise en scène qu’il avait conçue pour Zurich en 2013. Il nous hisse cependant bien au-dessus d’une simple version de concert et dans le vaste espace de la grande salle de la Philharmonie de Paris, Die Soldaten conserve, grâce à une scénographie tirant un parti judicieux de gradins, de lumières sobres mais suffisantes pour créer un relief, et de costumes augmentés par des casques de soldats – seuls rescapés de Zurich – un fort impact scénique.
Si la dramaturgie inscrite dans la musique est certes porteuse, le plateau réuni pour cette production apporte une forte contribution à son déploiement énergétique, relayant une écriture qui réussit à concilier tension extrême et respiration ample. Dans une distribution des voix qui rappelle inévitablement Wozzeck et ne compte qu’une seule soprano, Emily Hindrichs apporte à sa Marie une densité vocale dont le rayonnement s’étend jusqu’à sa prestance physique. Incarné par Denise Meisner, son double muet et chorégraphique apparaît comme la part d’elle-même qui a été pervertie par Desportes. Pour tous les autres personnages féminins, des figures maternelles à l’exception de Charlotte, sœur de Marie, Zimmermann a opté pour des voix plus graves. La mezzo Judith Thielsen campe une « Lotte » psychologiquement solide, impressionnante quand elle rudoie sa sœur pour lui faire la morale mais dont la richesse du timbre rappelle l’affection dont elle l’enveloppe. Une tendresse plus forte encore émane de la mère de Stolzius, qu’Alexandra Ionis tempère tout en subtilité par l’inquiétude d’une femme qui pressent le drame. La comtesse de la Roche est elle aussi inquiète pour son fils mais prend les choses en main pour garder le contrôle de la situation, l’assurance que lui confère son rang social étant magistralement affichée par la charismatique Laura Aikin.
Curieusement, le baryton Nikolay Borchev semble un peu en retrait, sa pleine affirmation scénique ne se produisant que lors de la scène de l’empoisonnement de Desportes. Il est vrai que la position victimaire qu’induit son rôle, comme celui de Wozzeck, lui interdit l’extraversion des deux ténors, un Desportes rendu brillamment odieux par Martin Koch et un Pirzel (John Heuzenroeder) très dynamique qui agrémente d’une légère touche comique la manie du capitaine de philosopher dans le vide. Alors que Wesener semble, porté par la basse puissante de Tómas Tómasson, presque trop assuré dans son rôle de père aimant et protecteur, l’officier Mary, bien que tout aussi puissamment projeté vocalement par Wolfgang Stefan Schwaiger, manifeste une apparence presque juvénile qui tempère le cynisme du personnage.
L’atout maître des opéras « mis en espace » avait déjà été révélé à la Philharmonie par les deux opéras de George Benjamin donnés dans des conditions comparables. L’abolition de la fosse produit une libération acoustique permettant de saisir chaque détail des riches textures orchestrales et d’une écriture magnifiquement élaborée. Même dans les tutti, la guitare reste parfaitement intelligible et, de façon générale, la limpidité du Gürzenich-Orchester de Cologne dirigé par un François-Xavier Roth très attentif aux équilibres constitue un atout précieux pour cette musique. Les moments polyscéniques ne souffrent d’aucune opacité malgré l’imbrication de leurs textures polyphoniques, et bien que peu différenciées visuellement, les trois strates musicales impliquant simultanément Desportes et Marie, Stolzius et sa mère, ainsi que la mère de Wesener (Kismara Pezzati, particulièrement émouvante dans ce rôle) n’étouffent pas la citation du choral « Ich bin's, ich sollte büssen » (II,2) emprunté à la Passion selon Saint Matthieu. Les sections orchestrales composées plus tardivement, entre 1963 et 1965, font s’entrechoquer des masses et des blocs dont la puissance hiératique nous force à retenir notre souffle dans l’attente d’une catastrophe aussi imminente qu’inéluctable.
P.R
© Antoine Benoit-Godet/Cheeese