Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) était destiné à reprendre la boutique de son père, marchand confiseur à Metz. Sans que l’on sache exactement comment, il est devenu un compositeur prolifique, qui publiait et vendait indépendamment ses partitions, qu’elles soient instrumentales ou vocales. En 1743, il publie Don Quichotte chez la duchesse, ballet-comique en trois actes, sur un argument de Charles-Simon Favart, qui connaît un vif succès. Si depuis bientôt 40 ans Hervé Niquet a décidé de remettre en lumière ce compositeur, c’est parce qu’il le considère comme « l’un des plus grands génies du XVIIIesiècle ». Cette version donnée à l’Opéra Royal de Versailles jusqu’au 28 janvier lui donne assurément raison.
Le livret suit une trame d’une extrême simplicité, ce qui permet de déployer une fantaisie merveilleuse entre les extraits musicaux : Don Quichotte et son fidèle écuyer sont reçus au château du Duc et de la Duchesse au gré de leurs aventures. Ils y sont retenus par leurs hôtes qui leur inventent des épreuves aussi délirantes qu’invraisemblables : sauvetage d’une dame en détresse dans une forêt enchantée, combat contre un nain qui devient géant, métamorphose des héros en ours et singe, voyage au Japon…
Comme il manque toutes les scènes de comédie parlées (seule a subsisté la partition), l’œuvre de Boismortier offre au couple Benizio (Shirley et Dino) toute latitude pour déployer leur verve toute en dérision et en loufoquerie. La mise en scène est intelligente et astucieuse, redoutablement efficace dans les transitions et enchaînements notamment. Les scènes parlées reconstituées sont très réussies, et les bons mots sont légion (ainsi la recommandation de Don Quichotte à son écuyer : « Garde ton sang-froid, Sancho »). Gilles Benizio, alias Dino, est très juste dans son rôle du Duc : il ne tombe pas dans la surenchère et assure continuité et fluidité de l’intrigue. Nous retiendrons notamment l’intermède au cours duquel il chante un air de cour de Michel Lambert en voix de fausset, tandis que derrière le rideau, l’indomptable et infatigable Duchesse tempête et s’égosille. Quant à Corinne Benizio, alias Shirley, elle se distingue dans un numéro désopilant de Cucaracha.
Cela fait 37 ans qu’Hervé Niquet dirige ce Don Quichotte chez la duchesse, et l’on perçoit chez lui à la fois la joie toujours renouvelée de célébrer cette œuvre, et la volonté d’exigence dans l’exécution musicale. Ses musiciens le suivent avec une ferveur admirable, et l’ensemble emporte l’adhésion par son énergie et son enthousiasme. La magnifique musique de Boismortier est particulièrement mise en valeur par l’orchestre, et les scènes de chœur sont toutes remarquables. Parmi les passages dans lesquels la musique nous a enchantés, nous citerons le chœur de la quatrième scène « Chantons tous un héros indomptable », l’air d’Altisidore « Eh pourquoi rougir de changer » qui instaure un sublime dialogue entre la soprano et la flûte, et les solennelles entrées de Merlin. L’intermède désopilant où Hervé Niquet entonne une chanson populaire devant un Duc médusé est tout à fait savoureux. Comment résister à cet ensemble baroque qui se métamorphose en un clin d’œil en fanfare de chansonnier ?
Étant donné la qualité de la musique de Boismortier, nous regrettons les quelques déformations que cette production lui fait subir par endroits, notamment la Gavotte de l’Amante détournée en rythmes jazz. Le comique étant déjà prépondérant dans le jeu des acteurs, les chorégraphies, les intermèdes, les dialogues parlés et les chants eux-mêmes, nous doutons de l’utilité de le laisser coloniser la partition. Si l’objectif était de nous rendre Boismortier plus moderne et plus actuel, il nous semble que le jeu n’en valait pas la chandelle : le décalage perpétuel entre la fantaisie cocasse et cette exquise musique du XVIIIe siècle constitue la véritable identité du spectacle. Les quelques (rares heureusement) déformations musicales de la partition nous ont semblé sinon désagréables du moins inutiles.
Du point de vue des voix, le spectacle est enthousiasmant. Chantal Santon Jeffery, dans le rôle de la Duchesse, d’Altisidore de la Reine du Japon, est une excellente comédienne, avec un jeu comique très efficace, dont la voix se déploie avec une remarquable diversité : fureur dans certaines scènes, tendresse dans d’autres, toujours claire et virtuose. Marc Labonnette est un Sancho Panza parfait, archétype du valet couard et poltron. Sa voix suave emporte l’adhésion, quel que soit le registre. Mathias Vidal est un Don Quichotte dont on aime le subtil équilibre entre naïveté bouffonne et sincères élans chevaleresques qui ne manquent pas de poésie. Sa voix de ténor est superbe, tout en clarté et en délicatesse, mais avec la puissance requise pour le rôle. Lucie Edel, en paysanne et amante, est totalement convaincante, notamment dans ses vocalises virtuoses et agiles. Nicolas Certenais est également un Merlin parfait, avec une voix de basse profonde et pénétrante, mais une diction parfaite. Enfin, Charles Barbier se distingue dans un air de haute-contre particulièrement virtuose, et porté par une chorégraphie hilarante.
Les décors sont très soignés et ingénieux, rendant cette épopée délirante à la fois drôle et poétique, dans une ambiance raffinée et précieuse, élégante et délicate. Nous mentionnerons en particulier la chevauchée en cheval géant à bascule, qui rend justice à la musique de Boismortier tout en offrant au public une scène onirique et désopilante.
Pour conclure, il faut remercier tous les acteurs de ce spectacle d’avoir donné au public l’occasion d’entendre cette belle musique servie par des artistes de talent. Cela fait naître indéniablement l’envie de s’intéresser de plus près aux œuvres de Joseph Bodin de Boismortier, et la tâche ne manque pas, tant elles sont nombreuses…
C.S
© Le Concert Spirituel