Au Capitole, La Femme sans ombre déploie les splendeurs straussiennes. Cette reprise de la production 2006 de [feu] Nicolas Joel, reprise par Stephen Taylor, ménage toujours une claire lecture de l’œuvre foisonnante de symboles tant elle entremêle des sources orientales et romantiques. Quatrième opus de la mythique collaboration entre Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss, cet opéra de 1919 (Staatsoper de Vienne) tient la corde pour sa démesure musicale au service d’un conte initiatique mêlant la Nature  une Impératrice, ex-gazelle capturée par son futur époux  aux esprits, divinités et humains. En renouvelant la magie optimiste de La Flûte enchantée,  la fable interroge l’amour conjugal en sondant le désir au féminin au prisme de trois femmes dissemblables : l’Impératrice et sa Nourrice, l’humaine Teinturière. L’action se nourrit des péripéties entre deux mondes, celui surnaturel du conte (le couple impérial) et celui terrestre, incarné par la Teinturière en désamour de son conjoint. Au cœur du quatuor, la Nourrice haineuse est la messagère méphistophélique qui traverse ces mondes en proposant un pacte aux épouses. Il s’agit de transférer l’ombre (la fécondité) du corps de la Teinturière vers celui de l’Impératrice, ce qui la rendrait humaine et délivrerait son époux l’Empereur, menacé d’être pétrifié. Le dispositif scénographique (Ezio Frigerio) à deux niveaux est d’une sobre efficacité pour glisser d’un univers à l’autre au sein même de chaque acte. Le plateau supérieur en pente est dédié à l’univers du conte avec ses éléments symboliques de style Sécession – marches et porte supérieure du Temple (à la Otto Wagner), couleurs irisées évoquant la palette de Franz Marc en fond (premier acte), puis les décorations florales pour l’heureuse issue du « conte enchanté aux mille couleurs » (propos d’Hofmannsthal). Sous l’oppressant socle supérieur resté à mi-hauteur, la scène figure, elle, le sombre atelier du Teinturier, réchauffé par trois cuves flammées desquelles sortent les voix d’enfants non encore nés (deuxième acte). Ces foyers peuvent suggérer le surnaturel, convoqué par la Nourrice pour les tentations adressées à la Teinturière. La rotondité des cuves peut également suggérer les « ombres fertiles » du ventre maternel. L’opposition du monde d’en haut et d’en bas est certes marquée par l’alternance de lumières, claires ou bien sombres (Vinicio Cheli). Mais le jeu et les costumes (Franca Squarciapino) s’en saisissent. Au hiératisme du couple impérial et du Messager de Keikobad, mi-orientaux mi-occidentaux dans leurs costumes perlés (style d’un Klimt) s’opposent les contorsions expressionnistes des humains, englués dans leurs habits de travail grisâtres. A la différence du symbolisme pessimiste de Pelléas et Mélisande, les héros humains sortent des souterrains pour partager avec le couple impérial un bonheur rythmé par le chœur des enfants… à naître. Faisant fi des ressorts naissants de la psychanalyse, la mise en scène s’attache à animer chaque épreuve initiatique que traversent les deux couples pour accéder à la compassion (l’Impératrice), une clé qui déclenche la rédemption de tous.

Le maître d’œuvre de la production toulousaine, le chef Franck Beermann, fournit l’architecture sonore qui travaille ces désirs et cette quête métaphysique, soit « l’acceptation de notre humanité conduit au salut et au bonheur » (notes de programme). Il conduit l’excellente phalange de l’Orchestre national de Toulouse, renouvelant l’interprétation fouillée de Tristan und Isolde ici-même (février 2023). Depuis la fosse d’orchestre et les loges abritant l’arsenal des percussions, la luxuriance des timbres est en perpétuelle invention ou distorsion, faisant rutiler, qui les cuivres graves, qui la stridence des bois aigus (leitmotiv du faucon blessé). Au fil des interludes orchestraux que ménage le maître du poème symphonique, relevons celui avec violoncelle solo (Pierre Gille) et l’ultime métamorphose de l’Impératrice, traduite non plus par le chant, mais par le violon solo (Kristi Gjezi). Préparées par le chef de chœur Gabriel Bourgoin, les prestations du chœur des servantes (premier acte) et du chœur d’enfants (deuxième acte) sont d’une belle expressivité, serties dans le halo surnaturel de célesta et machine à vent : « Mère, laisse-nous entrer ! » (en final, le chœur invisible des enfants semble remplacé par celui des femmes : confort pour un spectacle dépassant les quatre heures ?)

L’atout de cette production toulousaine réside dans le casting européen sélectionné par le directeur du Capitole (Christophe Ghristi) réunissant cinq prises de rôle ! Côté masculin, le Heldentenor Issachah Savage incarne l’Empereur chasseur de manière solaire : ses aigus sont autant de flèches lancées vers le public, conquérantes avec une plénitude visant la rondeur. Le baryton Brian Mulligan (Barak) incarne à la perfection le chant romantique (legato, profondeur) que lui confie Strauss, pour valoriser sa bienveillance aimante et son humanité qui surplombent les tensions intra-protagonistes. L’artiste la porte avec un art consommé de l’écoute (de l’orchestre, de ses partenaires) et une ligne de chant bouleversante dans le duo des époux réconciliés. Thomas Dolié (Messager des Esprits) ancre avec noblesse son baryton si ce n’est avec engagement dramatique. Quant au trio des frères estropiés de Barak  Aleksei Isaev (le Borgne), Dominic Barberi (Manchot), Damien Bigourdan (Bossu )  ils excellent dans leurs ébats gestuels et vocaux, sorte d’esquisse polytonale (lever de rideau du deuxième acte) qui préfigure le Wozzeck de Berg. Avant de célébrer les victuailles avec une truculence grotesque.

Côté féminin, le trio est sidérant, tant par les moyens vocaux et de prosodie straussienne que par l’exaltation de tempéraments différenciés. En Impératrice, la radieuse soprano norvégienne, Elisabeth Teige (récente Chrysothémis dans Elektra), restitue la complexité du rôle traversé par « le désir, l’espérance, l’insécurité et l’amour » (notes de programme). Elle aborde l’air redoutable d’introduction sous un contrôle exemplaire, y compris le staccato ou le dard des contre-aigus. La brillance du timbre distingue sa nature féérique alors que la musicalité habite sa dernière métamorphose, dont le fameux parlé du son humain « Ich will nicht ! » Après avoir chanté sa première Kundry et sa première Isolde au Capitole, Sophie Koch aborde vaillamment le défi d’incarner la méphistophélique Nourrice. Trouvant dans sa voix de mezzo les couleurs les plus fauves, dans son potentiel les sauts fébriles de tessiture, des clameurs aiguës jusqu’à celles rauques, voire abyssales, elle joue la tentatrice avec une jouissance perceptible. Nous avons été bluffés par la soprano germanique Ricarda Merbeth (la Teinturière), qui incarnait l’Impératrice ici même, dans la production de 2006, car elle allie une parfaite maîtrise dans l’expression vocale hystérique que lui confie Strauss (duo avec le Teinturier, deuxième acte) pour traduire sa révolte féminine de procréer et sa frustration sexuelle, aux confins de l’ambitus aigu et de la rivalité avec le feu orchestral. Pour autant, l’expression amoureuse romantique est loin d’être sous-estimée dans le duo avec l’époux retrouvé (troisième acte). Aussi, la mystique rédemptrice du final d’opéra, nimbée dans une apothéose néo-tonale, paraît bien pâle... mais ceci relève d’un autre domaine. Enfin, les seconds rôles – mais y en a-t-il dans un opéra de Strauss ? – complètent l’excellence du spectacle. La soprano Julie Goussot (voix du faucon, deuxième servante) assure une ligne pure de chant et une présence sensible en Gardienne du Temple, tandis que ses jeunes acolytes, Rose Naggar-Tremblay, Katharina Semmelbeck, ciblent leurs interventions avec précision : la prédiction de la Voix d’en haut, les servantes. La première représentation se conclut sous les ovations du public, lesquelles se fortifient lorsque le chef d’orchestre monte sur scène !

En 1919, cette réflexion sur la natalité et la fécondité pour la survie de l’humanité était cruciale dans l’empire autrichien qui courait à son effondrement. De nos jours, elle demeure vitale sans que cette réalisation, soucieuse de s’en tenir au registre symbolique, ne choisisse de s’impliquer dans les problématiques environnementales ou éthiques (mères porteuses, etc.) en germes dans ce conte lyrique.


S.T-L


© Mirco Magliocca