Les artistes des chœurs de l’Opéra de Lyon le disent eux-mêmes : « Laurent Pelly et nous c’est déjà une longue histoire d’amour ! » Celle-ci a commencé en 1997 avec un Orphée aux enfers inoubliable et inaugurant une autre grande histoire, celle de Pelly et Offenbach. Barbe-Bleue est ainsi la onzième œuvre du compositeur que Pelly met en scène. Créée en juin 2019 – à l’Opéra de Lyon bien sûr – la production est reprise en ce début d’année 2024.
Si Barbe-Bleue ne possède pas la notoriété de ses sœurs Hélène, Périchole et Grande-Duchesse, cela ne peut venir que d’une solidarité féminine surnaturelle, tant la qualité de la partition et l’efficacité dramatique invitent à reconsidérer l’ouvrage. Revisitant le conte de Charles Perrault, le livret de Meilhac et Halévy repose en effet sur une équation subtile entre l’exquise bouffonnerie et la barbarie banalisée. Nul procès pour Barbe-Bleue ! Car si cet érotomane boulimique de noces rouges dérange par son impunité, l’œuvre poursuit une ambition qui dépasse le cadre de scène pour mieux cultiver la satire du pouvoir et tutoyer un rêve d’utopie sociale.
Laurent Pelly s’empare de chacun des ressorts dramatiques de l’œuvre. La satire sociale fonctionne pleinement dans les scènes d’ensemble, que ce soit dans les regards alternés du chœur entre scène et salle, ou dans le tableau fort bien réglé des courtisans courbant l’échine. Le comique s’épanouit aussi bien dans les numéros de solistes, notamment ceux de Popolani, que dans les tableaux collectifs, tels le finale du deuxième acte et plus encore la valse du baise-main, inénarrable. La bouffonnerie est à son comble dans les scènes familiales du roi Bobèche où l’intimité de la cour, dans tout ce qu’elle peut avoir de trivial et de désabusé, se trouve délicieusement croquée. C’est peut-être dans le traitement de cette folle barbarie du rôle-titre que peuvent s’exprimer les seules réserves. Il y avait là toute une matière à développer mais Pelly semble ne vouloir verser pleinement ni dans le burlesque, ni dans le fantastique, deux ingrédients étroitement enchevêtrés chez Offenbach. À ce titre, le tableau souterrain du cabinet-morgue de Popolani, s’avère trop sage. Les quelques mines sadiques de Barbe-Bleue et son petit pas de danse paraissent un peu tièdes et ne prêtent ni à rire, ni à trembler. Bien heureusement, Popolani et Boulotte sauvent le tableau avec la scène d’empoisonnement et plus encore celle de réanimation, mise en œuvre grâce à la désopilante machine électrique, au son vivifiant de serinette.
Comme toujours, les dialogues réécrits par Agathe Mélinand font mouche et participent avec les décors de Chantal Thomas à souligner l’écart entre deux mondes : d’une part l’humble paysannerie, son fumier et sa tôle ondulée, de l’autre l’aristocratie sophistiquée, ses épais tapis et ses lustres de cristal. L’usage de la presse parachève avec élégance la scénographie en de gigantesques journaux, ouverts en fond de scène aux rubriques disparitions et faits divers pour les tableaux du village et du caveau, ou dressés en tabloïds du côté cour pour les tableaux à la cour.
La distribution des solistes s’appuie en partie sur des artistes présents lors de la création de la production. C’est le cas d’Héloïse Mas, pleinement investie dans le rôle central de Boulotte, vocalement un peu en réserve au premier tableau, puis révélant de très beaux graves, jusqu’à briller vocalement comme scéniquement en seconde partie de soirée. Sous les traits de Fleurette/Hermia, Jennifer Courcier ne cède à aucun systématisme et paraît pleinement à l’écoute du reste du plateau, dans un jeu toujours leste et spontané, comme l’était celui des artistes de la troupe d’Offenbach. Thibault de Damas offre au comte Oscar une belle présence scénique et une conduite vocale impeccable, malgré une projection parfois insuffisante. Christophe Mortagne retrouve le rôle sur mesure du roi Bobèche qu’il rend délicieusement hystérique. La distribution est complétée par Julie Pasturaud, très à l’aise dans le rôle de la reine Clémentine, et un trio masculin ayant déjà joué la production à Marseille pour la fin d’année 2019. Dans le rôle du prince Saphir, Jérémy Duffau est tout simplement exquis. La conduite vocale est parfaitement soignée et le garçon de ferme est aussi séduisant que le noble fiancé. Dans le rôle-titre, Florian Laconi est égal à lui-même, brillant chanteur. La palette vocale est large, éclatante dans l’aigu, mais, très étonnamment, parfois couverte par l’orchestre dans le médium. Enfin, Guillaume Andrieux, totalement méconnaissable dans le rôle truculent de Popolani, s’avère le plus investi scéniquement. Très à l’aise dans cet emploi aussi caricatural que savoureux, jamais il ne lâche son port de tête penché et ses épaules asymétriques, faisant de l’alchimiste un membre nouveau du cercle très fermé du Rocky Horror Picture Show ! Le jeu et la voix sont de grande qualité. Les artistes des chœurs sont à la mesure de la distribution des solistes et participent pleinement à la réussite de la production. Les attitudes de paysans bougons sont aussi finement réalisées que celles des mondains sophistiqués et l’énergie générale du spectacle doit beaucoup à l’engagement scénique de cette importante phalange de l’Opéra de Lyon.
L’ensemble est placé sous la direction musicale exaltée de James Hendry. D’une précision exemplaire dans les transitions entre numéros chantés et scènes parlées, sa direction est pleine de vie et d’entrain. Le jeune chef britannique négocie parfaitement l’alternance des registres musicaux, nourrit vivement chaque dynamique et chaque accélération de tempo, tout en soulignant aussi la mélancolie et le beau sentiment de certaines pages. Pas une seconde l’orchestre ne se retranche derrière les personnages, pas une seconde il ne devient banal. Souhaitons ainsi à d’autres ouvrages d’Offenbach de tomber entre les mains de ce chef tout désigné pour les servir !