Mendelssohn songe à composer Elias peu de temps après l’achèvement de son premier oratorio, Paulus, alors qu’il reçoit l’ébauche d’un livret du pasteur anglais James Barry. C’est pourtant dix ans plus tard qu’il crée l’ouvrage à Birmingham, le 26 août 1846, avec plus de quatre cents exécutants. Largement remanié durant l’hiver, Elias est créé dans une seconde version à Londres, le 16 avril 1847, avec le même succès. Une adaptation en langue allemande est alors prévue pour novembre, mais Mendelssohn disparaît sans entendre cette version, qui est celle jouée à l’Opéra de Lyon.
Le livret de Julius Schubring s’appuie essentiellement sur le Livre des rois de l’Ancien Testament, mais s’abreuve aussi d’autres textes notamment extraits du Livre des Psaumes. Ce montage reflète l’environnement spirituel dans lequel Mendelssohn évolue, naturellement nourri par l’héritage de son grand-père rabbin qui œuvre à un judaïsme réformé, mais composant indifféremment pour les Églises luthérienne, catholique et anglicane. L’action se veut réduite à l’essentiel et sert une progression dramatique constituée de huit ressorts principaux : la plainte et la prière, le miracle de la résurrection, le miracle du feu, le miracle de la pluie, le soulèvement du peuple contre Elie, la retraite d’Elie, l’apparition de Dieu, l’ascension d’Elie.
Si l’ouvrage ne se prétend pas œcuménique, il ouvre une réflexion spirituelle d’une rare intensité et universalité, ingrédients dont se saisit pleinement le metteur en scène Calixto Bieito pour construire son propos. Le spectacle s’ouvre ainsi dans un silence providentiel – participant certainement à la rare qualité d’écoute de la salle durant toute la soirée – bientôt rompu par la malédiction d’Elie, placé seul, à l’avant-scène. Il paraît vain et infructueux de décrire un à un chaque tableau et chaque trait de génie de cette mise en scène qui tente un exercice d’exégèse tout en respectant et cultivant l’ineffable. Ainsi, les uns feront la remontrance de trop illustrer et reprocheront tout ce carton jonchant le sol, peut-être même qu’ils dénonceront trop de déplacements, trop de gestes désordonnés, restés finalement incompréhensibles ! Les autres, à l’inverse, reprocheront à la mise en scène de demeurer trop froide, trop contemporaine, trop abstraite au point de ni servir, ni révéler le sens de l’œuvre ! Dans les deux cas, les uns comme les autres n’auront peut-être pas lu le livret d’Elias, pas même son argument, attendant de la mise en scène la parole unique, l’explication de texte divine et absolue. C’est pourtant précisément ce à quoi se refuse le travail de Calixto Bieito en recherchant une forme d’expression plastique suffisamment sobre et actuelle pour servir et susciter la pluralité d’interprétation spirituelle de l’œuvre, suffisamment intense et expressive pour en restituer la puissance émotionnelle et la dimension universelle. Dans le cas d’un oratorio biblique, la démarche est parfaitement louable. Nous le disions, il paraît vain de décrire un à un chaque tableau et chaque trait de génie de la mise en scène, mais il semble cependant salutaire d’évoquer les séquences les plus réussies, qu’elles soient éblouissantes ou percutantes. Nous en choisirons trois. La première intervient dès l’entrée du chœur, posté frontalement au proscenium, implorant l’aide divine avant d’écraser au sol le clocher de l’Église tout juste hissée en scène par Elie. Dans ce chaos savamment réglé, l’édifice religieux broyé, déchiqueté, se décompose sous nos yeux et semble disparaître en quelques minutes alors même qu’il demeurera présent jusqu’au tomber du rideau, sous la forme d’innombrables lambeaux tour à tour délaissés et éparpillés ou tout au contraire minutieusement glanés, reconstitués, parfois mangés ! Omniprésents en scène, ces lambeaux deviennent à la fois stigmates d’une foi en déliquescence et support à d’infinies variations de jeux de mains, d’épées, de miroirs. Une deuxième séquence remarquable intervient durant l’air d’alto, alors que la Veuve, en proie au désespoir, redécouvre les plaisirs charnels, sous les doigts aventureux de l’Ange. Les uns parleront de scène dérangeante, les autres iront jusqu’à prononcer le mot de « viol ». Pourtant, il y a là du génie et une audace incroyable à aborder la notion de plaisir dans les liens qu’elle nourrit entre foi, abnégation et culpabilité, dans un jeu scénique où se croisent le plaisir corporalisé et le plaisir fantasmé. La troisième et dernière séquence que nous évoquerons est désarmante de simplicité et de beauté, alors que la structure métallique faisant office de plafond de scène descend peu à peu sur le peuple qui, d’un même geste, reçoit une preuve de l’existence divine et éprouve le poids de sa trop grande présence. Cette simple manœuvre – qui dans le langage théâtral consiste à « charger » un élément de décor – prend ici un sens tout à fait inédit.
À une époque où il est de bon ton de condamner la mise en scène contemporaine, restons vigilants à l’égard de toute esbroufe, celle qui fait fi du texte, qui bafoue la musique et instrumentalise les artistes. Mais distinguons avec la même détermination les propositions intelligentes et élégantes, capables de tisser un lien sensible et fécond entre un oratorio créé en 1846 et le public cosmopolite de 2023. Sans trahison, ni prosélytisme, la mise en scène de Calixto Bieito nous invite à nous questionner, nous éclaire et nous bouleverse.
La distribution est à la mesure du projet. Par sa stature, Derek Welton offre à Elie un charisme tout naturel. Le jeu est soigné, aussi habité dans les scènes d’autorité que dans l’incarnation du doute et de la fragilité. Le timbre est charnu et mat, la voix solide, parfois un peu tendue mais capable de très belles nuances. Dans le rôle de la Veuve, Tamara Banješević montre de belles capacités scéniques. La voix est expressive, le phrasé soigné, le souffle étonnamment long – élément particulièrement touchant lorsqu’elle chante justement que son fils « n’a plus en lui un souffle de vie ». Traité en contrepoint à l’évolution d’Elie, comme une sorte de surmoi freudien, le personnage de l’Ange est certainement le plus déstabilisant du spectacle, à la fois omniprésent et insaisissable. Dans son costume noir aux larges ailes blanches, la mezzo-soprano estonienne Kai Rüütel-Pajula, aux cheveux blonds gominés, en cultive tout le relief. La voix tranchante et élégante gagne en confiance au fil de la soirée jusqu’à pleinement révéler sa musicalité. Le ténor Robert Lewis offre à Ovadyah une voix enveloppante, d’une belle clarté. Chacune de ses interventions captive par l’intelligence des nuances et du phrasé. Dans le rôle de la Reine Jézabel, Beth Taylor est LA grande voix de la soirée. Le timbre est caressant, délicatement ambré, le vibrato est maîtrisé, la voix est large, résonnante, bref… superbe. Interprété par Giulia Scopelliti, le rôle du Séraphin traite de la singularité humaine, prenant parfois les allures d’une douce folie, d’une innocence enfantine, et révélant surtout la difficulté d’être et celle de se situer socialement face à une norme, face à la croyance. Pas une seconde Giulia Scopelliti ne cesse de faire vivre cet état captivant de légèreté et de torpeur mélangées, tout en révélant aussi, au fil de la soirée, une voix délicieusement ciselée. Dans le rôle d’Achab, Yannick Berne est fidèle à lui-même, la voix solide, l’allure noble. Le très jeune Martin Falque, élève de la Maîtrise de l’Opéra national de Lyon, élève la pureté de sa voix avec candeur et assurance. Enfin, chacun des rôles complémentaires participe à la qualité du plateau : Celui qui est perdu, Pete Thanapat ; Celle qui attend, Thandiswa Mpongwana ; Celui qui cherche, Tigran Guiragosyan ; Celui qui implore, Kwang Soun Kim.
Ce palmarès établi, il nous reste à distinguer l’un des acteurs majeurs de la soirée : le chœur. Présent sur scène et mobilisé d’un bout à l’autre du spectacle, le chœur de l’Opéra national de Lyon (préparé par Benedict Kearns) force l’admiration. Certes, il y a parmi ce vaste ensemble des talents de comédiens inégaux, mais la grande majorité de ses artistes reste pleinement investie durant les deux heures trente de spectacle pour camper une foule tantôt errante, tantôt structurée, tantôt plaintive, tantôt vindicative, en s’appliquant chacun, chacune, à vivre son propre état singulier. Ce parti pris radical de Calixto Bieito – là où d’autres metteurs en scène évacuent cette phalange essentielle d’une maison de création pour la remplacer par des figurants – force le respect et rappelle (s’il fallait encore le dire) l’importance et l’efficacité d’un chœur pleinement intégré à un projet scénique.
Placé sous la baguette de Constantin Trinks, l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon restitue toute la fougue et la sensibilité d’une partition exigeante et parfaitement servie. Remercions enfin l’Opéra national de Lyon d’avoir permis au public de découvrir cet ouvrage dans une version scénique encore inédite en France et d’avoir pu s’y plonger pleinement sans la désagréable coupure d’un entracte. Le spectacle n’en était que plus intense.
J.P