Nul ne contestera au metteur en scène Dmitri Tcherniakov d’être une mine d’inventivité dans ses relectures d'opéras. Un (re)créateur qui donne du grain à moudre à son équipe dont chaque contributeur (costumier, décorateur, graphiste, etc.) est à son tour et à sa manière une corne d’abondance artistique, venue pour solliciter l’intellect des spectateurs. Mais il arrive au sorcier submergé par ses idées d’être dépassé par sa créature. Bien que son Conte du tsar Saltane ait suscité un déferlement d’éloges qui lui valurent d’être couronné Best New Production des International Opera Awards en 2020, certaines réserves peuvent être émises, sans pour autant dévaloriser un spectacle résolument captivant.

Avant que la trompette ne lance le signal qui amorcera tous les tableaux de l’opéra, une femme de toute beauté, émouvante de ce charme naturel qu’accentue la simplicité de sa tenue  –  une jupe et un cardigan  –  qu’elle gardera tout au long de l’œuvre, récite d‘une voix douce un texte apparaissant en traduction française sur le panneau du fond. Son fils autiste, présent sur scène, n'a jamais connu son père et se réfugie dans un monde imaginaire nourri de contes. Un sujet douloureusement d’actualité et que l’intéressé  –  le futur tsarévitch  Gvidon en la personne du ténor  Bogdan Volkov, excellent comme mime autant qu’il le sera comme chanteur, incarne avec une charge d’investissement qui communique une souffrance qui s’accentue tout au long de l’action… Sauf qu’il s‘éloignera de ce qu’avait conçu Rimski-Korsakov, conteur féerique non-intellectuel, auquel la portée du merveilleux ancestral se suffisait à elle-même, sans le besoin de titiller tout ce qui commence par « psy ». D’autant plus que ni le terme ni la notion même d’autiste n’existaient de son temps… On comprend certes bien la mise en perspective en voyant le garçon affairé avec ses jouets : un écureuil, des soldats de plomb qui seront les Trente-trois Preux gardiens de la ville et une statuette de femme-cygne… À mesure que la mère, future tsarine Militrissa, lit son texte, est-ce fortuitement que des toussotements de plus en plus marqués parcourent l’auditoire ?  Sans doute l’émotion est là – mais part-elle dans une bonne direction et ne ressent-on pas le risque d’un détournement un peu trop « téléphoné » ?...  En tout cas, c’est un véritable soulagement d’entendre l’orchestre et de voir débouler dans des costumes magnifiques, aussi splendides que hilarantes, les deux méchantes sœurs la Cuisinière et la Tisserande accompagnées de la vieille Babarikha. Les parties visuelles et chantées du spectacle demeurent un enchantement constant, avec une intelligence et une vivacité scénique sans faille, tant colorée qu’auditive, avec des voix que domine l’impressionnant contralto de Carole Wilson en Babarikha. Et lorsque Militrissa en butte aux brimades de ses sœurs déclare vouloir donner un fils au tsar, entre en scène Ante Jerkunica, un Saltane gigantesque par la stature comme par la voix, véritable stentor qu’on avait vu et entendu en Fasolt dans L’Or du Rhin et qui incarnera Hunding dans La Walkyrie. On connait la suite : entre les contes et les échanges folkloriques d’un Bouffon et d’un Vieux (Alexander Vassiliev et Alexander Kravets) tout aussi vrais dans leur aspect que dans l’articulation de leur dialogue, le message substitué annonçant que la tsarine a accouché d’un monstre suscite l’oukaze furieux du tsar ordonnant que mère et fils soient jetés à la mer. 

Les moments visuellement les plus réussis, outre les costumes, sont les nombreuses projections graphiques dont certaines sont réalisées à partir de dessins de Tcherniakov lui-même, révélant une nouvelle facette de ses multiples talents. Ils accompagnent avec efficacité et pittoresque les épisodes symphoniques descriptifs : la tempête en mer avec le tonneau balloté par les vagues, l’attaque du Cygne par le vautour, l’apparition de la ville de Lédenets, et bien sûr le Bourdon ! Et pendant ce temps Gvidon, devenu puissant preux selon l'histoire, continue de plus belle à jouer la carte de l’aliénation, se livrant à des mouvements compulsifs et des contorsions dans tous les sens, ce qui devient pénible au fil des tableaux, détournant inutilement l’attention de l’écoute musicale. Cela ne doit pas empêcher d’admirer à juste titre la performance de Bogdan Volkov, son endurance de fer, qui lui permet de garder son souffle et de chanter avec une voix naturelle et fluide (quel Lenski il a été dans Eugène Onéguine !).

À force de jouer jusqu’au bout l’option prise par le metteur en scène, l’overdose et le décalage se font sentir jusqu’au dénouement qui est pris à contrepied, sans doute intentionnellement, mais franchement raté. Tandis que le chœur arrive sur scène en vêtements de ville (pourquoi ?) les retrouvailles du tsar et de Militrissa sont amenées par quelques phrases de réconciliation hors livret et hors de propos s’affichant sur le mur. Gvidon pique sa crise de démence ultime, tapant des pieds et des poings dans la cloison et s’effondrant sans vie. Le détournement (de mineur ?) est consommé.

Le chef Timur Zangiev s’émerveille à faire vivre les coloris enluminés et la vivacité spirituelle de l’orchestration de Rimski-Korsakov, à la tête du magistral Orchestre du Théâtre de la Monnaie, aux pupitres solistes dignes des plus grands. Svetlana Aksenova, au timbre à la fois velouté et sonore, est une bouleversante Militrissa suscitant une certaine tendresse et l’ukrainienne Olga Kulchynska une envoûtante Princesse-Cygne aux vocalises comme tracées au poinçon. Les voix du chœur donnent la sensation d’être le double de leur effectif ! Le bonheur d’écoute est donc total, mais dans une rétrospective d’ensemble du spectacle, on reviendra à ce qui a été dit plus haut, en citant le dernier paragraphe de la préface de Rimski-Korsakov à sa partition : « Durant les moments lyriques de l‘opéra, les artistes qui sont présents sur scène mais ne chantent pas ne doivent aucunement détourner l’attention des spectateurs par un jeu ou des mouvements superflus, car un opéra est avant tout une œuvre musicale. »

 

A.L

À lire : notre édition du Conte du tsar Saltane/L'Avant-Scène Opéra n° 333