Amina Edris (Ariane), Kate Aldrich (Phèdre), Jean-François Borras (Thésée), Jean-Sébastien Bou (Pirithoüs), Julie Robard-Gendre (Perséphone), Marianne Croux (Eunoé/1re Sirène), Judith van Wanroij (Chromis/Cypris/2e Sirène), Yoann Dubruque (Le Chef de la Nef/1er Matelot), Philippe Estèphe (Phéréklos/2e Matelot). Orchestre de la radio de Munich, Chœur de la Radio bavaroise, dir. Laurent Campellone (enr. live Munich, Prinzregententheater, 27 & 29 janvier 2023).
Palazzetto Bru Zane. 3CD. Présentation bilingue (fr., angl.). Distr. Outhere.
Parmi les œuvres du dernier Massenet, Ariane reste mal-aimée. Ce n’est qu’injustice. Au carrefour de la tragédie lyrique gluckiste, du grand opéra et du drame wagnérien, le compositeur parvient à trouver son chemin, fort d’un art de l’instrumentation qui atteint des sommets – il faut toujours, chez lui, écouter autant l’orchestre que les voix. Si bien que, malgré d’évidentes références aux uns ou aux autres, il échappe à l’éclectisme et à la dispersion. Les Sirènes peuvent bien rappeler les Filles du Rhin, elles restent d’authentiques filles de Massenet. Les grâces néoclassiques de la fin du troisième acte, au rythme de menuet, rappelant celui de Manon, s’imposaient pour Cypris. Massenet ne plagie pas, il adapte à des situations tout ce qu’il a digéré. Ainsi en est-il de Wagner : Esclarmonde en avait capté la lettre, Ariane en a capté l’esprit.
C’est par le livret que pèche l’œuvre, moins par l’histoire que par la langue. Rien n’empêchait Catulle Mendès d’imaginer Ariane allant chercher sa sœur chez Perséphone, après que, honteuse du désir – réciproque – qu’elle éprouve pour Thésée, elle a été écrasée par la statue d’Adonis qu’elle a mutilée. Rien ne l’empêchait, non plus, de noyer une Ariane impuissante à reconquérir celui qui, au premier acte, a vaincu le Minotaure. Mais le style est ampoulé, avec des fioritures désuètes, frisant parfois le ridicule. La musique, heureusement, le transcende. Comment être insensible aux monologues d’Ariane, à l’orchestre, au chœur et aux voix de l’acte infernal ?
L’orchestre et le chœur, le Palazzetto Bru Zane les a trouvés… à Munich : les musiciens de la Radio de Munich, les choristes de la Radio bavaroise sont somptueux. Laurent Campellone, qui avait dirigé Ariane au festival Massenet de Saint-Etienne en 2007, restitue les raffinements coloristes de l’œuvre et fait passer sur elle le souffle de l’épopée, tendant l’arc du drame du début à la fin – mais il n’aurait pas dû abréger le ballet du quatrième acte. Le Palazzetto a-t-il aussi trouvé les voix ? Certaines, comme parfois chez lui, sont un peu légères pour les rôles qu’on leur a confiés. Rappelons qu’Ariane fut créée par Lucienne Bréval et Phèdre par Louise Grandjean, qui chantaient les Wagner les plus lourds. Au moins faudrait-il ici de grands falcons, capables de résister aux tensions que la partition leur impose. Amina Edris et Kate Aldrich n’en sont pas. La première, soprano lyrique, est sans doute une Thaïs, par le fruité du timbre, le poli du phrasé, le sens de la déclamation. Mais l’on sent dès l’entrée d’Ariane, que « Ô frêle corps, trop faible, hélas ! » appelle des moyens plus puissants et des mots mieux sculptés. On entendra ensuite une chanteuse stylée, pas vraiment une grande héroïne tragique. Cette dimension manque autant, sinon davantage, à la Phèdre de Kate Aldrich, handicapée de surcroît par un vibrato envahissant et des registres peu homogènes, très éprouvée par des passages tels que « Cypris ! Heureuse qui survit » ou « Écueils ! dressez-vous ». On trouverait pourtant aujourd’hui des voix adéquates : n’imaginerait-on pas une Gaëlle Arquez en Phèdre ?
On succombe, en revanche, à la Perséphone de Julie Robard-Gendre, certes beaucoup moins exposée, dans un des rôles les plus graves du répertoire – écoutez « Hélas ! avant que le dieu noir ». Jean-François Borras, de son côté, assume toute la vaillance de Thésée, comme en attestent « Ô Vierge guerrière » ou « Phèdre ! Ariane ! Mes amours ! », par exemple, où l’on attendrait un Samson et où il ne force pas son émission, alors que le velours du timbre, le raffinement du phrasé restituent à merveille « l’ardeur très sensuelle » de « Ariane, ô bouche fleurie ». Anthologique aussi le Pirithoüs héroïque de Jean-Sébastien Bou, juste un peu court de grave, par le mordant du timbre et de la déclamation. Le reste de la distribution est de haut vol. Malgré les faiblesses des deux sœurs, de Phèdre surtout, on salue donc cette Ariane, si impatiemment attendue, avec l’espoir que suivront d’autres Massenet négligés.
D.V.M