Ayant entrepris en 2018 la production par épisodes du monumental cycle des sept « journées » de Licht, Le Balcon s’attaquait cette année, avec la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne, à l’imposant Sonntag aus Licht. Les nombreux éléments modulaires et, pour certains d’entre eux, combinables, que Karlheinz Stockhausen a conçus pour être intégrés à son cycle opératique mais qui peuvent être joués isolément gagnent assurément à être entendus dans un cadre scénique unifié. La mise en espace de Ted Huffman est de ce point de vue une réussite, car bien qu’alliant une forte cohérence et une sobriété propice à la lisibilité de l’action et de la symbolique scéniques, elle préserve pour chacune des cinq scènes de ce Dimanche de Lumière – dont la durée cumulée a incité les organisateurs à les répartir sur deux soirées – sa physionomie et son climat spécifiques.
C’est à la Cité de la musique que prennent place les deux premières scènes. Les deux niveaux – parterre et balcon en U sur trois quarts du pourtour – offrent aux interprètes de nombreuses possibilités de répartition spatiale, et au public des configurations d’écoute assez diversifiées. Ève et Michaël font leur entrée en scène en deux points différents de la salle, Lucifer, troisième personnage clé du cycle, n’étant pas de la partie en ce jour dominical. Très présent puisqu’il intervient de nouveau dans les scènes 4 et 5, le ténor Hubert Mayer épouse parfaitement son rôle et se montre aussi à l’aise dans sa façon de se mouvoir que dans son adresse au public. La soprano Michiko Takahashi fait une Ève radieuse, dont la luminosité vocale ne saurait être plus en phase avec le sujet. Dirigés par un Maxime Pascal qui fait corps avec la matière sonore, les musiciens du Balcon et de l’Orchestre de chambre de Paris sont amenés eux aussi à se déplacer et le fait qu’ils évoluent au sein ou à proximité du public, associé à une indispensable sonorisation de chacun, occasionne selon l’endroit où l’on est placé quelques contradictions entre le son direct et celui des haut-parleurs qui, loin d’être gênantes, apportent leur part d’étrangeté. Une lumière colorée sur leur pupitre, bleue ou verte, signale leur rattachement au matériau de Michaël ou à celui d’Ève, issu de la « super formule » qui régit l’ensemble du cycle. Entièrement vocale, la scène 2 réunit quatre solistes, sept petits ensembles vocaux (autant de catégories d’anges facilement identifiables par la couleur de leur costume), et un chœur tutti (Chœur Stella Maris) présent en arrière-plan, dont l’accord consonnant qui traverse toute la scène semble se souvenir de Stimmung. Sans surprise au nombre sept elles aussi, les langues chantées interfèrent. La projection vocale des quatre solistes habite l’espace de la salle, se prolongeant et se ramifiant dans une polychoralité à la respiration ample.
L’atmosphère plus intimiste de la scène 3 initie la seconde soirée, qui débute cette fois dans la grande salle de la Philharmonie. Si Michaël apparaît de nouveau en tant que ténor avec son double instrumental, la trompette, Ève est incarnée par la flûte et le cor de basset. Flûte et trompette sont par moments altérées par une modulation en anneaux, traitement électronique vintage mais toujours efficace et subtilement dosé par Augustin Muller. Ce quatuor évolue en souplesse, avec des mouvements et des gestes qui tiennent autant de la chorégraphie que du rituel. La blancheur immaculée de la scène laisse toute latitude à la projection, sur le large écran de fond de scène, des « images de lumière », sorte d’imagier passant en revue phénomènes géologiques et climatiques, fleurs, animaux et bien d’autres éléments terrestres célébrés dans la ferveur de la louange. À cour dans la salle, près de la scène, le synthétiseur assure de nouveau le rôle unificateur qui n’est pas sans rappeler l’orgue liturgique. Plus didactique, la scène 4 expose les sept emblèmes de Licht tandis que sept senteurs d’encens sont répandues successivement en plusieurs points de la vaste salle. Huit chanteurs, dont un enfant, participent à cette nouvelle phase du rituel, là encore avec l’atout d’une limpidité vocale en parfaite adéquation avec la clarté scénographique, tant pour les mouvements que pour la signalétique des couleurs. La brève traversée de la scène, de cour à jardin, par un cheval blanc ajoute une touche féérique à ce moment de grâce.
Le caractère hors norme de ce spectacle ne s’arrête pas là, car la scène 5 est destinée à être jouée deux fois. Elle n’est cependant pas entendue deux fois à l’identique, car la musique présente deux visages complémentaires, impliquant dans la salle de la Philharmonie cinq groupes instrumentaux, et dans celle de la Cité de la musique autant de groupes vocaux. Cette scène nécessitant dix chefs, Maxime Pascal a choisi de ne pas intervenir lui-même mais de mettre en avant ses jeunes confrères et consœurs. La participation de l’Académie du Conservatoire de Paris (CNSMDP) et de la Maîtrise de Paris (CRR) apporte sur scène l’enthousiasme vivifiant de musiciens plus jeunes encore. Réparti en deux groupes et invité à se déplacer, le public entend les deux pièces dans l'ordre ou dans l’ordre inverse selon qu’il était initialement assis au parterre ou à l’un des balcons. Pas plus que ces deux visages musicaux ne sont vraiment différents, ils ne sont pas vraiment identiques. Comme leur structure, leur matériau est le même, ce que l’on repère principalement par un même environnement harmonique, avec au début une tendance à évoquer le bourdon de la musique rituelle tibétaine. Pour rendre plus explicite encore la parenté des deux pièces, une liaison audio et vidéo fait à sept reprises entendre et voir la musique d’une salle dans l’autre, et réciproquement. Du point de vue de la texture polyphonique, cette scène est la plus complexe et la plus dense, célébrant dans une euphorie polyglotte proche de la transe les Hoch-Zeiten (mariages ou temps-hauts). L’Abschied (Adieu), version pour cinq synthétiseurs de la même scène, étant diffusé dans les couloirs et les halls, seuls les spectateurs pour lesquels l’heure tardive à laquelle mène cette aventure opératique n’importe pas prennent le temps de traverser dans toute sa durée ce sas sonore vers la sortie.
On sait gré aux organisateurs et programmateurs d’avoir fait et réussi le pari de ce temps long à rebours de notre époque, permettant de se laisser porter, que l’on adhère ou non à ce syncrétisme spirituel mêlant bouddhisme indien et zen, christianisme et soufisme, par un flux musical dont la sérénité méditative ne saurait dissimuler la puissance, et dont la clarté permet d’accéder à la plénitude sonore.
P.R