La troisième production du Festival Donizetti de Bergame renoue avec la période napolitaine du compositeur. Alfredo il Grande, dramma per musica sur un livret d’Andrea Leone Tottola, fête ici son bicentenaire puisqu’il fut créé le 2 juillet 1823 au Real Teatro di San Carlo (Naples). Sans succès durable, en dépit du rôle-titre confié au baryténor Andrea Nozzari, porte-flambeau du chant rossinien, l’opéra tombe en désuétude. Historiquement, la figure anglo-saxonne d’Alfred le Grand est célèbre pour avoir repoussé l’invasion Viking et rédigé le premier code de lois (Doom book). L’abandon de l’opéra Alfredo il Grande est probablement imputable à une intrigue compliquée. Dans l’Angleterre médiévale (l’an 878), l’action située sur l'île Athelney oppose l’armée du roi anglais, épaulé par son loyal général Eduardo et son épouse Amalia, à l’invasion de l’armée danoise. Cet affrontement serait-il une allusion aux troubles traversés par la royauté de Naples, en butte aux insurrections des Carbonari [1] (1820-1821) ? Comme dans les récits de chevalerie, la mise à l’épreuve des régnants de l’opéra révèle leurs qualités en exaltant les codes : un roi pugnace et magnanime, une reine fidèle, prête à se tuer plutôt qu’être prisonnière de l’ennemi.
Dans cette nouvelle production du Festival, la mise en scène de Stefano Simone Pintor scénarise à grands traits les péripéties d’une intrigue improbable. Sur le plateau en pente, la reine et le roi, fugitifs déguisés, les paysans et bergers solidaires et de belliqueux danois se croisent jusqu’à la victoire finale du camp anglais. La célébration de la paix est le climax de l’œuvre. Pintor distille une distance ironique ou un saut vers notre présent qui désamorcent l’historicité. Dès l’ouverture, diverses vidéos d’actualité (tel l’envahissement du Capitole américain par les Trumpistes) scellent la permanence d’affrontements dans tout régime. Cette actualisation est aussi vérifiée par les costumes contemporains (Giada Masi) de soirée des huit protagonistes, tandis que les accessoires médiévaux (peausserie de mouton, chausses, bannières anglaises avec la Croix de Saint-Georges) sont parfois endossés, aidant le public à saisir les revirements des combats. Allégeant cette thématique guerrière, des clins d’œil humoristiques se glissent, sortes d’archétypes caricaturant les Vikings : démarche menaçante, casque à cornes, drapeau national danois ornant tant les vêtements que les partitions des choristes. Pour autant, la couleur médiévale n’est pas bannie lorsque les projections d’authentiques parchemins (le Doom book ?), enluminures d’amour courtois défilent sur l’écran en fond de scène. Une constante souligne opportunément la redécouverte de cette partition grâce à l’édition critique d’Edoardo Cavalli (Fondazione Teatro Donizetti) : de manière ponctuelle, protagonistes et choristes sont ostensiblement en train de lire leur partition en chantant, alors que ce spectacle n’est pas une version de concert.
La partition exploite l’héroïsme guerrier d’un bout à l’autre des deux actes, avec de multiples tempi de marche. Cet héroïsme s’appuie sur le style rossinien qui prévaut à cette période, notamment à Naples où Rossini a donné ses « capolavori », d’Otello à La Donna del lago. L’ouverture très « Signor vacarmi », l’articulation du final « en chaîne », la synergie entre l’orchestre de fosse et la banda sur scène, l’orchestration rutilante des scènes militaires (timbale, cymbale, caisse claire) le prouvent largement. Cependant, la convergence des paramètres en final du premier acte – densité croissante des protagonistes jusqu’à l’octuor, des tempi, des nuances – révèle le talent prometteur du jeune Donizetti, formé par Simone Mayr à Bergame.
La distribution homogène et la direction enflammée du maestro Corrado Rovaris forment les atouts de la soirée. L’interprétation de l’Orchestre Donizetti Opera est en effet d’une précision et d’une qualité instrumentale irréprochables (soli de trompette). Trois procédés musicaux originaux prennent ainsi du relief : le fugato des cordes qualifiant l’arrivée des danois (1er acte), le solo de clarinette offrant une couleur romantique « à la Weber » à l’aria d’Alfredo (« Celeste voce ascolta ») et l’intégration d’une harmonie militaire sur la scène. Celle-ci magnifie la victoire anglaise sur un air de la Renaissance (identifié comme « Vive le roi Henri IV » en France) tout en dialoguant avec l’orchestre en fosse.
Le rôle-titre, incarné par le ténor Antonino Siragusa (roi Alfredo), est d’une vaillance constante. L’écriture stéréotypée d’airs héroïques destinés à mobiliser son camp (rythmes pointés, registre aigu en péroraison) trouve un interprète investi et dynamique. De notre point d’écoute, la projection trop ouverte (au lieu de la technique ancienne du falsettone) devient toutefois lassante dans les épisodes de canto fiorito di forza. La soprano Gilda Fiume (reine Amalia) assume avec noblesse et musicalité de nombreuses interventions : aigus aisés, vocalises articulées, legato bien conduit dans la belle stase en solo, au cœur du final (1er acte). En jeune paysanne volant au secours de la reine, la mezzo-soprano Valeria Girardello (Enrichetta) s’intègre parfaitement aux duos et trios ; le grave est d’une chaude rondeur dans son air « Di pace il grimbo », mais la couleur et le vibrato demeurent monotones. Forte stature et voix sonnante, le baryton basse Adolfo Corrado (Atkins) campe idéalement le « méchant » chef Viking : le timbre de bronze ne perd pas sa matière dans les nuances (trio avec Amalia et Enrichetta). De même, Lodovico Filippo Ravizza (Eduardo) s’empare avec prestance du rôle de général anglais (superbe trop « O, belle speranza ! »), tandis que le sémillant Antonio Garés (Guglielmo) fait valoir la clarté de son ténor. Signalons que les ensembles vocaux surpassent les arie, ce qui dynamise cet opéra de jeunesse, notamment le quintette vocal, qui marque l’arrestation du chef danois Atkins (2e acte). Traité de main de maître par le futur dramaturge d’Anna Bolena, il ménage le positionnement différencié de chaque protagoniste. Quant au concours du Chœur de la Radio hongroise, il est d’une efficacité concrète.
En clôture de ce premier week-end du Festival Donizetti, la révélation de deux opéras de la période napolitaine – Il diluvio universale, Alfredo il Grande – incite les publics à considérer le compositeur bergamasque avec la même attention et la même singularité que son aîné Rossini.
S.T-L.
[1] Sociétés secrètes s’opposant à l’absolutisme en de multiples foyers dans la péninsule italienne.