Gregory Kunde (Calaf). © Agathe Poupeney-OnP

Reprise de la Turandot façon Bob Wilson, créée au Teatro Real de Madrid en 2018 et installée à l’Opéra Bastille voici deux ans déjà. L’occasion de revoir l’ascèse esthétique du poète en images qu’est l’américain et d’entendre une toute nouvelle équipe musicale, magnifique.
 
Loin de l’impressionnisme de Margarete Wallmann et Jacques Dupont en 1968 au Palais Garnier qui fit évènement  alors, et de la lourde ferblanterie sado-masochiste de Francesca Zambello et Alison Chitty à Bastille en 1997, l’esthétisme forcené de Bob Wilson semble d’abord une ascèse bienvenue qui offre à Turandot le moyen d’échapper à l’exotisme décoratif qui a tant fait pour son succès avant qu’on y cherche surtout les structures mentales et blocages psychologiques des personnages, et de la princesse de glace en particulier. Bob Wilson ne s’en inquiète guère car il choisit comme toujours de plaquer son univers esthétique personnel d’une beauté subliminale sur l’œuvre, qui parfois résiste, parfois l’accepte, comme c’est le cas pour le dernier opéra de Puccini.
 
Ce discours visuel rigoureux dans ses formes modernes comme taillées au cordeau et ses oppositions de couleurs franches (le rouge, le noir, le bleu, le blanc), toujours cernées d’ombres profondes, celles du mythe, regorge d’un plein d’images de toute beauté (le rideau de scène rouge, le cortège du prince de Perse vers son destin, la vertigineuse présence de la princesse à cour, sur un porte-à-faux de lumière, le réseau arachnéen du « Nessun dorma »… Un rituel moderniste qui n’empêche pas certains choix originaux, telles l’apparition à la toute fin de l’acte I de Calaf tenant le manteau de sa future en vainqueur, ou la position axiale de Turandot pour conclure seule, Calaf le révélateur s’étant effacé à jamais dans l’ombre en laissant la princesse libérée d’elle-même, souriante, consciente, mais sans cet amour qu’elle proclame pourtant avec le chœur, comme niant la possibilité du couple, traitement de la fin à la mode aujourd’hui, en totale contradiction avec la partition certes inachevée de Puccini, mais dont les esquisses laissent entendre cette dualité enfin accomplie.  
 
Toujours est-il que ce cadre visuel qui se refuse au théâtre naturaliste ou même explicite, transformant les protagonistes en poupées immobiles aux gestes mécaniques mais non stéréotypés, ne pouvant s’exprimer que par le visage et la voix est d’une forte efficacité de sens. Car face à cette statuaire vivante, Bob Wilson, pas à l’abri d’une contradiction logique, se plait au contraste de l’agitato burlesque des trois ministres, traités dans l’esprit commedia dell’arte, agités, bondissants, grimaçants à l’excès : comme pour dire l’irruption de la vie normale face aux archétypes de la légende.
 
Côté musical, le résultat est plus heureux qu’en 2021. C’est d’abord le fait de Marco Armiliato, un vrai chef d’opéra, contrairement à Gustavo Dudamel qui cherchait de superbes jeux de sonorités mais semblait se désintéresser du plateau. C’est l’inverse ici. Il ne se pose pas de questions existentielles quant à la partition, dont il joue le jeu de sa luxuriance, de son allant et de son équilibre raffiné avec la partie vocale, partage joué à fond, au grand plaisir des chanteurs. Et le plateau affiche ses réussites, à commencer par les débuts in loco de l’une des stars montantes de la scène internationale, Tamara Wilson, précédée d’une réputation qui s’avère non usurpée. Elle darde assurément, cette Turandot, comme nombre de celles qui l’on précédée. C’est incontestable de puissance, de tenue, de beauté, de franchise sonore, de netteté, de stabilité. La perfection ! Mais elle sait aussi et surtout nuancer : son récit initial offre des chatoiements, des diminuendi, des allègements qui sont ceux d’une belcantiste savante et non d’une hurleuse, et une palette de couleurs à faire pâlir les grandes lyriques du moment. Pour Turandot, c’est magnifique. Reste à voir comment elle fera sienne au printemps les moires de Beatrice di Tenda, avant d’affronter Brünnhilde (au TCE) et Isolde (à Berlin) pour confirmer son rang de possible assoluta. Face à elle, le Calaf de Gregory Kunde ne démérite en rien. Le vétéran affiche un art du chant tout aussi considérable, à peine fragilisé par ses 69 ans : des tenues moins parfaites, des subtilités de ton, de nuances qui sont d’un rossinien avéré, passé aux rôles les plus lourds sans y altérer ni timbre, mâle encore, ni élégance. Chapeau ! Reste que pour lui, le costume et les immobilités sont un handicap, quand pour la soprano, sa longue robe rouge et l’immuabilité de statue effacent sa maladresse scénique naturelle.
 
La Liù d’Adriana Gonzales, déjà saluée à Strasbourg au printemps, par la qualité d’un timbre charnu, des aigus aux pianissimi ravissants, et sa capacité à faire passer l’émotion, est magnifique. Le Timur de Mika Kares est lui d’une puissance et d’une couleur noire d’exception, tandis que les trois ministres, membres de la récente Troupe de l’Opéra, sont un délice, que ce soit le captivant baryton de Florent Mbia et les superbes ténors que sont Maciej Kwaśnikowski et Nicholas Jones. Quant au Mandarin à la belle voix longue et profonde de Guilhem Worms, il sait capter l’oreille, tandis que Carlo Bosi est un Altoum forcément céleste. Et si les chœurs ont eu quelques attaques un rien imprécises, ils ont globalement ajouté à la splendeur sonore du plateau.
 
Bref, une excellente soirée, à confronter avec les variantes qu’offrent en alternance tout ce mois de novembre Iréne Theorin et Anna Pirozzi, face à Brian Jagde et Ermonela Jaho dans les principaux rôles, sous la baguette de Michele Spotti. Luxueux !  

P.F


Tamara Wilson (Turandot) et Gregory Kunde (Calaf). © Agathe Poupeney-OnP