Scott Hendricks (Alberich). © Monika Rittershaus
Avant même que ne se mette à sourdre le mi bémol grave des contrebasses du prélude, un grand anneau tombe sur la scène, part en longues virevoltes puis se stabilise peu à peu. Le mythe est amorcé avec une clarté basique. La suite le sera un peu moins et offrira un enchaînement de « revisitations » qui tiendront le spectateur entre éveil de curiosité, incertitude tantôt perplexe tantôt admirative, et prise de tête. Le terrain wagnérien fourmille de doubles fonds, de tiroirs à surprises, et multiplie les symboles de symboles de symboles, etc., ainsi qu’il ressort de la copieuse interview de Romeo Castellucci réalisée pour le livret-programme par le dramaturge Christian Longchamp. Une chose est sûre : dans le cerveau du metteur en scène, il se passe beaucoup de choses, ce qu’on ne peut que saluer. Et il se passera donc aussi, tout naturellement, beaucoup de choses sur le plateau. On pourrait juste rappeler que jadis Wieland Wagner, qui n’avait pas non plus le cerveau vide, avait pris et réussi l’option opposée…
Mais prenons les choses dans l’ordre. On donne volontiers acte à Castellucci de doubler les chanteurs par des figurants, répondant à ce qu’impliquent le texte et l’action : aux voix des Filles du Rhin se superposent les jeux chorégraphiques sensuels des trois danseuses qui donnent corps aux fantasmes d’Alberich. Wotan, Fricka et les autres dieux sont infantilisés en un premier temps par leur situation passive face aux Géants, puis surgissent sous forme de vieillards lorsqu’ils sont privés des pommes d’or de Freia : des doublures appropriées, enfants ou vétérans cacochymes, les incarnent en articulant avec une parfaite synchronisation leurs textes chantés. Quand le leitmotiv du Walhalla se synchronise avec des bas-reliefs guerriers de l’Antiquité grecque, cela crée une vraie sensation de bonheur, et on se dit : « oui, c’est vraiment ça ! » Mais on se permettra aussi d‘avouer moins bien comprendre dans cette même le scène le tapis de corps (presque) dénudés déboulant sur scène et s’y maintenant en reptation constante, sur lesquels les dieux marchent en faisant des efforts méritoires pour ne pas trébucher – faut-il en déduire que leur avenir ne sera pas un chemin pavé de pétales de roses ? On voit des souffrances, soulignées à plaisir, comme celle de la doublure de Freia coincée par les Géants sous un énorme fragment de sculpture en marbre, ou celles des figurants tractant à plat ventre un bloc d’un gabarit semblable à travers le plateau vers les coulisses. Je parlerai plus loin de la scène la plus saisissante, celle d’Alberich mis à la torture sur l’anneau devenu roue de supplice. Dans l’interview, Castellucci parle de son attachement aux effets d’anachronismes, et avec le tableau du Nibelheim on passe de l’Antiquité hellénique à une usine high tech ou des tiges de métal sont introduites par un appareil qui les transforme en anneaux.
Pour ce qui est des deux Géants, torses nus, ils ne sont pas montés sur des praticables, contrairement à la plupart des mises en scène, et n’en ont pas besoin : Ante Jerkunica surtout, en Fasolt, doit bien atteindre sans artifice les deux mètres de taille, et sa portée vocale est à l’avenant. Quant à l’idée de faire descendre des cintres deux énormes crocodiles dont l’un s’abat avec fracas sur scène lorsque Fafner tue Fasolt, elle fait partie de ces surprises dont on peut dire (si l’on veut) que la dimension dinosaurienne s’intègre naturellement au contexte intemporel…
Si tout n’est pas toujours limpide dans la partie conceptuelle du spectacle, c’est en revanche une lisibilité exceptionnelle qu’offre la direction précise et déliée d’Alain Altinoglu, magistral d’aisance dans sa mise en valeur de tous les aspects de la partition. De façon générale, de toute la partie musicale du spectacle on ne peut guère parler qu’au superlatif, à quelques nuances près. Commençons par les dames, avec le parfait trio des Filles du Rhin, impeccablement homogènes, mais surtout notre royale Marie-Nicole Lemieux, une Fricka vocalement étincelante, qui dégage, jusque dans ses moments d’angoisse, une solidité sans faille. À ses côtés, Anett Fritsch en Freia fait pareillement valoir un soprano radieux, et on souffre de la voir tellement maltraitée dans l’action : outre sa doublure de figurante sus-mentionnée, c’est bien elle que les Géants ramènent sur scène en la traînant dans un sac poubelle ! Nora Gubisch est une Erda bien hiératique dans l’énoncé de sa prophétie, mais qui parait vocalement un peu lointaine. Du côté des hommes, la voix d’airain de Gábor Bretz le situe bien dans la grande tradition des Wotan bayreuthiens, un rien uniforme peut-être dans la diction d’un texte que l’on aimerait encore plus contrasté en inflexions sémantiques. Excellent Donner d’Andrew Foster-Williams, lançant avec autorité ses « Heda-Hedo » à son armée de nuées et de brouillards, et le Mime de Peter Hoare, aussi habile comédien que riche d’intonations. Mais deux chanteurs se situent, à divers titres, au-dessus de tout éloge. Scott Hendricks, avec un baryton plutôt clair pour un rôle évocateur de noirceur, compose un Alberich plus souffreteux et pitoyable que méchant, et le premier tableau où on le voit enchaîné à une poutrelle donne autant la mesure de la croix qu’il porte que du handicapé qu’il est, et qui cherchera la surcompensation dans le pouvoir de l’or substitué à l’amour. Mais c’est surtout dans la scène de sa capture par Wotan et Loge que le chanteur-acteur révèle ses ressources dans une performance à laquelle sans doute peu de confrères accepteraient de se risquer. Entièrement nu, rampant à genoux, arrosé de l’infamie d’un liquide noir, il est attaché et torturé sur l’anneau devenu estrapade médiévale, se tordant dans tous les sens, tout ceci dans une maîtrise constante de la prononciation de son texte et des gestes dont on peut mesurer la part de souffrance réelle qu’ils causent et de l’endurance qu’ils impliquent.
L’autre gagnant incontestable de la distribution est Nicky Spence qui campe un Loge aux registres multiples, tant par sa voix de ténor qu’on aurait envie de qualifier de toute-puissante, que par ses pouvoirs de charisme et sa truculence de comédien, parfaits pour le personnage ambigu, cynique et perfide. Il apporte la part d’humour, avec la flamme qu’il tient dans le creux de la main d’un bras postiche qu’il sort ensuite de sa manche, puis d’irrévérence lorsqu’il bombarde de capsules de peinture les photos des chanteurs wagnériens d’autrefois. Cruel, il sera le principal maître d’œuvre lors de l’interrogatoire d’Alberich. Mais surtout, on se plaît à constater que c’est instruit par lui que Castellucci nous livre la page la plus magistrale de sa lecture, celle de la dernière scène, qui efface les éventuelles objections précédentes. Les dieux ne montent pas en cortège au Walhalla mais se laissent tomber l’un après l’autre de dos dans un gouffre comme dans le trou de l’enfer. « Ils se hâtent vers leur fin » déclare Loge. Lui-même ne les suivra pas. Il fait un clin d’œil au public : « Il faut que je réfléchisse. Qui sait ce que je vais faire » ?...
A. L
© Monika Rittershaus