« De la fragile Petite Sirène d’Andersen à la romantique Rusalka de Dvořák, des fantaisies nautiques hollywoodiennes d’Esther Williams au monde cruel de la natation synchronisée d’aujourd’hui, il n’a jamais semblé facile, pour une jeune fille, de construire sa féminité aux abords des bassins de nage. » C’est ainsi que les metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil introduisent et justifient leur propos scénique.
Le rideau se lève sur un bassin de nage vidé de son eau. Le rouge remplace le bleu et dans sa pataugeoire gonflable, telle Adjani dans « Pull marine », Rusalka a touché le fond de la piscine dans sa robe sirène déchirée bien au-delà du coude. Les références au clip de Besson et à la chanson de Gainsbourg prennent sens au fil des actes quand Rusalka plonge la tête dans un bocal à poisson rouge symbole de son isolement (IIe acte) et que, ne pouvant regagner ni l’eau du lac ni celle de la piscine, elle échoue finalement dans une simple baignoire (IIIe acte). L’explosion du carrelage blanc, le poisson rouge dans son sac plastique et la menace du harpon sont d’autres clins d’œil ingénieux qui renouvellent la riche symbolique de l’ouvrage. Cet éclairage contemporain traite également du parcours d’une jeune fille qui évolue silencieuse dans l’univers impitoyable de la natation synchronisée, auprès de son « petit papa » et maître des eaux Vodník, qui endosse les vêtements et les traits de Philippe Lucas, le célèbre entraîneur de Laure Manaudou, sans goûter la gloire des podiums, des médailles et des flashs de paparazzi réservés à la Princesse.
Les intentions sont aussi louables que le combat est noble et une transposition si effrontée pourrait vite boire la tasse. Mais par son équilibre entre sophistication et épure, la scénographie offre un très beau cadre à l’action et dialogue aisément avec les vidéos de Pascal Boudet et Timothée Buisson. Celles-ci sont projetées sur un rideau de tulle à l’avant-scène ou sur un module vertical de fond de scène, tantôt écran, tantôt plongeoir, tantôt aquarium. On regrette cependant l’inégalité de ces images, car si certaines séquences vidéo hissent très haut le langage esthétique de la mise en scène, soit par la poésie des eaux ondoyantes au clair de lune soit par l’élégance glaçante du dîner en tête à tête, d’autres images tombent dans un prosaïsme consternant. Aussi, les images de vestiaires de la piscine auraient gagné à se rapprocher de l’esthétique si léchée des premières, d’autant que la voix off et les sons additionnels de ces séquences parasitent un propos dramatique par ailleurs clair et raffiné. À ce titre, le plan mi-iconoclaste mi-surréaliste du Prince, les yeux bandés et un poisson dans la bouche, relève de ces audaces qui réoxygènent la dramaturgie lyrique, quand celui de la Princesse buvant sa coupe de champagne sur le bord du bassin touche au sublime.
Immergée dans ce dispositif plastique et vidéo aussi élégant qu’efficace, la distribution vocale est d’une belle homogénéité. Mais une intention scénique si forte ne peut pleinement fonctionner qu’avec une gestique conçue, dirigée et réalisée au scalpel. La soprano arménienne Ani Yorentz Sargsyan sait garder la tête hors de l’eau. Sa voix charnue, sa projection généreuse et son grand sens expressif se révèle d’un bout à l’autre de la partition. Dans l’Ode à la lune, le médium est soyeux et le phrasé d’une belle délicatesse. Dans le rôle du Prince, Misha Didyk semble rester en surface. Car si la voix est solide, le jeu scénique n’est finalement adapté qu’aux scènes de violence et l’on déplore qu’il n’habite pas son rôle en profondeur dans les scènes plus nuancées ou introspectives. En Princesse étrangère, Irina Stopina crève littéralement l’écran. Le médium est d’un velours caressant, les aigus clairs et irisés et le jeu scénique parfaitement ciselé. Le Vodník de Wojtek Smilek s’avère particulièrement émouvant, quand la Ježibaba de Cornelia Oncioiu, en personnel d’entretien, dépasse le costume quelque peu étriqué qu’on lui offre et rayonne à chacune de ses interventions, particulièrement au troisième acte. Les trois nymphes sont d’égal investissement scénique et vocal, Mathilde Lemaire ouvre admirablement leur trio complété du timbre incandescent de Marie Kalinine et du noble tissu vocal de Marie Karall. Enfin, Clémence Poussin est un garçon de cuisine d’une belle qualité vocale et Fabrice Alibert un garde forestier de belle allure au timbre charnu et enveloppant.
Côté fosse, l’Orchestre national Avignon-Provence est très en forme et modèle, sous la baguette de Benjamin Pionnier, de très belles atmosphères. Les chœurs de l’Opéra Grand Avignon et de l’Opéra de Toulon Provence-Méditerranée sont vocalement impeccables et irrésistibles dans leurs demi-smoking et peignoirs de bain. L’ensemble des artistes reçoit une belle ovation, particulièrement le rôle-titre noyé sous un flot de bravos !
J. P
A lire : notre édition de Rusalka/L'Avant-Scène Opéra n°205