© Simon Gosselin
Aboutissement d’une douzaine d’opéras de jeunesse qu’il dépasse par l’extraordinaire efficacité dramatique de l’imbrication des récitatifs et des airs, premier chef-d’œuvre de la maturité par la prodigalité de l’invention mélodique, harmonique et orchestrale, Idomeneo n’en reste pas moins à la marge du répertoire. Choisir de le donner en ouverture de saison (mais pour deux dates seulement) est une de ces initiatives dont il faut saluer l’audace.
Annoncé « en version semi-scénique pour des raisons conjoncturelles », l’ouvrage « est devenu [nous dit-on dans le jargon approprié], le terrain d’expérimentation d’une production totalement scénique et sobre, moyennant peu de constructions, qui capitalise sur les stocks déjà existants et sur les savoir-faire de l’ensemble des équipes de l’Opéra ». Il était courant, jadis, d’emprunter les toiles peintes d’œuvres du répertoire pour habiller une création ; rien de nouveau, donc. Quant à la scénographie réduite à quelques éléments triviaux que des éclairages judicieux tirent d’une grisaille ambiante, cela passait pour le comble de la modernité du temps où l’art lyrique renaissant de ses cendres était chichement subventionné.
Dans le cas présent, les réemplois se révèlent inégalement pertinents depuis le lever du rideau où quelques rangées de chaises face à une photographie encadrée de plantes vertes évoquent clairement le salon d’un funérarium jusqu’au dénouement égaillé par le plongeon d’Ilia dans une immense boîte-bassin qui peine à suggérer la Méditerranée. Comme on en chercherait vainement la raison, il faut croire que l’eau y est bonne puisque Electre s’y laissera entraîner par la fille de Priam pour y patauger à loisir.
Le réveillon saluant le retour du héros éponyme trop vite expédié aux enfers, est si dérisoire qu’on hésite à y croire. En revanche, Idoménée, cloué, au dernier acte, sur un fauteuil roulant dont il sera éjecté par la foudre céleste, montre si despotiquement l’état d’impuissance auquel les événements l’ont réduit que la redondance anéantit l’intention. De même que les habits d’adolescent qu’Idamante et Ilia revêtent à un moment donné (on a oublié lequel) symbolisent ce qu’il y aurait d’enfantin dans leur relation. Une bataille d’oreillers viendra mettre les points sur les i.
Rien de gratuit, sans doute, mais rien de vraiment convainquant. Il faut en faire abstraction pour apprécier à sa juste valeur l’efficacité de la direction d’acteurs. Si Lorenzo Ponte fait agir les chanteurs dans des directions symboliques souvent obscures, il leur a communiqué une maîtrise du geste et des déplacements, un naturel qui s’accordent avec le flot musical. Les mouvements expressifs des masses resteront longtemps dans les mémoires, intimement liés, naturellement, à la qualité musicale (justesse, plénitude, cohésion) que Guillaume Fauchère, chef des chœurs, a su obtenir.
L’essentiel n’en reste pas moins l’excellente distribution qui réunissait des chanteurs trop jeunes pour s’être fait un nom, mais assez expérimentés pour répondre aux suprêmes exigences d’une écriture vocale qui conjugue virtuosité pure et expression dramatique. Dès la première scène, lyrique et accidentée où Ilia résume ses malheurs, on était fixé sur le timbre touchant, la rondeur des aigus, le style impeccable de l’Australienne Siobhan Stagg. Son invocation à la nature, au début du troisième acte, sera un pur moment de grâce. Dès l’entrée d’Idamante, son soupirant malheureux, la diction percutante d’Héloïse Mas (jeune mezzo française dotée d’une voix longue), l’ardeur de sa déclamation, apportaient cet écheveau de contrastes et de complémentarité qui cimentent les couples. Abondance de biens ne nuit pas : l’Américaine Amanda Woodbury, parfaite incarnation du personnage violent et pathétique d’Électre, a rappelé qu’il y a soprano et soprano… comme il y a fagots et fagots. Ou ténors et ténors : ainsi l’autorité de Léo Vermot-Desroches (Arbace) tranchait sur l’intonation fragile (en apparence) que Toby Spence prêtait au Roi de Crête, victime récurrente des dieux, des humains et de lui-même. Les solistes du chœur, chargés des nombreux rôles secondaires, n’ont pas failli à l’obligation de s’imposer en quelques phrases.
Si le chef invité, Jakob Lehmann, revendique une direction « historiquement informée », seul le pianofortiste (anonyme) se distinguait par une pratique de la basse chiffrée et un son qu’on pourrait dire « d’époque » si cette chimère avait plus de réalité. À défaut de cordes en boyau, d’archets courbes, de trompettes et de cors naturels et de bois à peine pourvus de clefs, les membres de l’orchestre de l’Opéra national de Lorraine, dont les qualités ne sont plus à souligner, ont pleinement rendu justice aux grandes lignes comme à quantité de détails d’une partition qui n’offre guère de moments de répit et ne tolère aucun relâchement. L’équilibre entre la fosse et le plateau, entre les vents et les cordes ne laissait rien à désirer… hors la présentation semi-scénique annoncée tout d’abord.
G.C
© Simon Gosselin