Après avoir achevé la saison 2022/2023 en beauté avec Roméo et Juliette, l’Opéra de Paris poursuit les festivités avec ce nouveau Lohengrin, et en deux productions aura apporté une réponse particulièrement éloquente aux polémiques picrocholines qui ont agité le microcosme lyrique cet été, si imbu de lui-même qu’il a cru rejouer la querelle des Anciens et des Modernes en opposant mises en scènes « classiques » et « modernes ».
Le spectateur est accueilli en salle par une projection indiquant sobrement « Lohengrin » sur le rideau noir de Bastille. S’agit-il de rassurer ou bien de rappeler – par anticipation – que l’œuvre donnée est bien l’opéra de Wagner ? Kirill Serebrennikov a puisé dans toutes les composantes du livret pour raconter Lohengrin à sa manière, quitte à inverser l’ordre des valeurs établies, et rien ne manque à cette authentique lecture. On retrouve ainsi l’isolement d’Elsa à la cour de Brabant sous la forme d’un internement psychiatrique, le messianisme de Lohengrin est préservé, mais sans la naïveté intempestive qui entoure le surgissement du héros dans les lectures dites « respectueuses » du livret. Mi-fantasmé par Elsa, mi réellement adulé par un peuple qui se laisse convaincre de partir en guerre, Lohengrin projette l’ombre inquiétante des chevaliers blancs aux intérêts bien compris sous des apparences de dévouement sacrificiel. La magie d’Ortrud, perçue comme telle par Elsa, n’est en réalité que parcours thérapeutique pour limiter les séquelles du traumatisme d’avoir perdu son frère à la guerre, la valeur positive passe ainsi du côté de la magie et non du dogme chrétien (on pense ici à Christa Wolf qui réhabilite une autre magicienne dans Médée : voix). Le doute de Telramund vient de son désarroi face aux accents belliqueux de ses compatriotes soutenus par Lohengrin, alors que lui, mutilé de guerre, connaît le vrai prix des combats. La guerre aura bien lieu, apportant son lot d’invalides supplémentaires, la thérapie échouera, Lohengrin renoncera à être le chef tant attendu… Si le fil narratif emprunte d’autres chemins que celui tracé par Wagner, on y retrouve tous les éléments fondamentaux du livret, et on s’étonne même de la parfaite adéquation du livret avec l’action proposée au regard.
Le soin apporté à l’élaboration du récit se double d’une mise en scène époustouflante : direction d’acteurs au cordeau, lumières magistrales de Franck Evin, usage particulièrement réussi de la vidéo – on comprend pendant l’ouverture l’amour fraternel qui unissait Elsa à Gottfried à travers la projection d’un souvenir du dernier bain lacustre du conscrit avant le départ pour le front –, Serebrennikov compose des tableaux cultivant pour chacun une singulière beauté. Le premier acte se présente comme un délire d’Elsa, où la chanteuse est doublée par deux danseuses. Elles se meuvent dans une enfilade de trois pièces vides dont les cloisons bougent aussi. Les costumes du chœur, les accessoires, les lumières et les projections disent tous un univers onirique et sombre, théâtre des retrouvailles fantasmées d’Elsa avec Gottfried. La première scène de l’acte II se déroule au contraire dans un environnement réaliste, celui de la clinique d’Ortrud et Telramund, dont l’honneur bafoué est de porter une voix pacifiste parmi des hommes qui veulent la guerre. On les retrouve à la deuxième scène dans un espace triple, à gauche le réfectoire des soldats, au centre l’hôpital de campagne, à droite la morgue… les trois vies du troufion. Enfin, le III nous transporte dans un campement précaire, usine désaffectée près du front, balayée de projecteurs de l’aviation. Dans ce clair de lune militaire, des soldats se marient à la hâte, les noces d’Elsa et Lohengrin n’étant qu’un rêve. Finalement, Gottfried surgira d’un sac mortuaire. Si le metteur en scène ne fait pas œuvre d’originalité en convoquant un lexique scénique devenu classique, il l’utilise avec un art de l’équilibre et une finesse de propos qui en renouvellent l’usage.
Sous la baguette d’Alexander Soddy, l’orchestre déploie des sonorités somptueuses pour une lecture à long terme. Les tensions se développent à l’échelle des actes et le chef élabore des textures aériennes, sans lourdeur mais pas sans spectaculaire (en témoigne le prélude du III, vif et éclatant). Il se distingue encore par une très belle direction de chant, très attentive aux modulations de volume. Sur le plateau, Johanni van Oostrum fait ses débuts parisiens en Elsa. Voix longue et homogène, timbre rond, la chanteuse touche sans ostentation, faisant preuve d’une délicatesse qui sied à la fragile Elsa. Piotr Beczala demeure lumineux, jusque dans son médium maintenant plus ambré. L’évidence et la facilité du chant de Nina Stemme se prêtent particulièrement bien à cette vision d’Ortrud, la violence ainsi mise à distance ne resurgit qu’à travers les aigus plus vibrants mais bienvenus pour les imprécations finales d’une veuve éplorée qui contemple les cadavres s’accumuler. Le Telramund de Wolfgang Koch porte sa fêlure dans la voix. D’autres visions du personnage auraient pâti d’inadéquation, le chant éprouvé du baryton sonne ici parfaitement convaincant. Kwangchul Youn se révèle plus à l’aise au dernier acte qu’au premier, et Shenyang est un hérault bien sonnant.
La saison de l’Opéra de Paris s’ouvre avec un spectacle d’un très haut niveau musical, qui propose une mise en scène fascinante : loin de la stérilité du débat entre « classique » et « moderne », c’est une véritable lecture, risquée et argumentée.
J.C.