© Klara Beck

Création à l’ONR d’un opéra de Simon Steen-Andersen qui prolonge le mythe de Don Giovanni sous forme de collage d’extraits et de citations d’œuvres du passé ayant traité du séjour aux Enfers. Irrévérencieux, drôlatique, mais pas totalement convaincant sur la durée.

Les Enfers ! Lieu incontournable à l’opéra, où l’imagination des compositeurs a su peindre les bonheurs des ombres heureuses, et plus souvent les lamentations de damnés, ce dès La favola di Orfeo. Chaque siècle apporta ses versions, tirées aux sources mythologiques, chrétiennes ou littéraires, et adaptées aux styles du temps, baroque, romantique, moderne, grave (Gluck) ou férocement drôle (Offenbach), moraliste ou poétique… et les peupla de ces personnages qui les fréquentent, démons (Mephistophélès dans ses différents avatars selon Berlioz, Gounod, Boito – mais aussi l’Ange déchu que Rubinstein n’a pas nommé), visiteurs occasionnels (Dante et Virgile), victimes involontaires (Eurydice) ou de la morale courante (Francesca da Rimini) ou consentantes (Alceste, le Hollandais, Faust), criminels (Don José, Marguerite), vrais méchants (Iago le nihiliste, Turandot la cruelle). La liste n’est pas exhaustive et il faut lui ajouter Don Giovanni, le dissoluto punito devenu symbole absolu du pêché – sauf quand un Claus Guth le prive, comme hier à Bastille, de toute chute aux Enfers – qui ne sont plus guère dans l’air de l’époque, matérialiste s’il en est.

Assurément, personne, en musique, ne s’est intéressé comme Dante en littérature, au détail de sa punition : une chute, donc, à travers une trappe parmi flammes et démons, au moins vocaux, et puis c’est tout. Mozart s’est arrêté là.
Et voilà que Simon Steen-Andersen, compositeur, metteur en scène et surtout vidéaste danois, s’est pris au jeu de ce destin d’après et a concocté un spectacle/montage loufoque pour conter le séjour du burlador dans cet au-delà si mystérieux. Au-delà qu’il a situé, fort astucieusement, dans les dessous de l’Opéra de Strasbourg, labyrinthe admirablement installé en scène par le seul jeu de la vidéo, virtuose. Point de départ de l’action nouvelle, la dernière scène de l’opéra de Mozart reprise comme première ici ; sitôt après, Don Giovanni, moqué, transporté au delà du Styx, jugé, va croiser une trentaine de ces post-personnages que quatre siècles y ont entassé, dans un voyage assez amusant sinon très structuré.

Astuce réaliste pour donner quand même un rien de cohérence à cela – ce qu’on ne comprendra qu’aux deux tiers de l’œuvre quand on le découvrira évanoui, au dernier dessous – l’interprète du chef-d’œuvre de Mozart s’est cogné la tête en passant par la fameuse trappe. Depuis, comateux, il délire, parcourant ces Enfers fantasmés, endossant même les rôles de certains de ses supposés habitants (ici le Hollandais, là Orphée) tandis que les autres personnages du festin de pierre se partagent habilement, selon leur tessiture, la pléiade des damnés et des démons – le Commandeur trouvant à s’exprimer dans le seul rôle d’un Polystophélès absorbant tous ses avatars possibles. Tous les délires sont alors permis, théâtraux – c’est enlevé, cela n’a ni tête, ni queue – on n’aura guère compris pourquoi et comment cela finit soudain par un pardon céleste – et musicaux, osant la citation pure, la déconstruction, la transcription, le collage de partitions bien connues, les notes d’un clavecin, l’air entier, le fragment habilement torturé, parfois méconnaissable, parfois si évident qu’on ne remarque pas la transformation.

Un quiz pour amateurs cultivés alors ? On a reconnu bien sûr, Faust façon Berlioz, Gounod ou Boito. Mais pas identifié celui de Busoni. Et côté Enfers et maudits, Offenbach saute aux oreilles bien entendu, le Hollandais, Iago, sont évidences, mais ni Marschner et son Vampyr, ni Rossi et son Orfeo, ni Landi et son Sant’Alessio, ni Salieri et ses Danaïdes, moins pratiqués…

Combien de points marqués alors, à ce petit jeu ? On s’amuse un moment, assurément, on reconnaît au spectacle, mené tambour battant, une incontestable virtuosité, mais on finit par se lasser d’une forme de pochade cultivée, longue de deux heures. Si selon le programme de salle, il n’y a pas une note qu’on entende ici qui ne soit extraite d’une œuvre d’un catalogue, référencé façon mille e tre, la partition résultante n’a rien de très personnel, sinon le tripatouillage, ni de vraiment neuf, hors le travail sur le matériau original. Cela manque de souffle, de vertige, de climax, vu le sujet !

La citation, la réminiscence, le clin d’œil bref, spirituel, façon Boesmans, oui, volontiers ; la répétition appuyée, la référence systématisée, assénée qui va de repère évident en repère sémaphorique, avec un texte de liaison sans génie, tout laisse l’impression non du méta-opéra revendiqué, mais d’une comédie lourde, hâchée, tournant en rond, restant en surface seulement et finissant parce qu’il faut finir.  
 
Bref, question Enfers, le dernier Dusapin, Il viaggio Dante, prenant et vertigineux, nous aura paru autrement nécessaire. Reste que quand le spectacle fonctionne, on ne peut que saluer l’équipe technique qui le fait tenir de bout en bout et le chef – Bassem Akiki, récent créateur du dernier Boesmans justement – qui arrive à faire tenir tout ensemble, entre le Philharmonique de Strasbourg, l’Ensemble Ictus, les Chœurs de l’Opéra du Rhin et les six solistes se partageant les 36 personnages, tel Christophe Gay, capable de passer sans dommage de Don Giovanni au Hollandais et à Orphée. Damien Pass – qui fut le Luzifer de Stockhausen à l’Opéra-Comique et à la Philharmonie – joue subtilement à incarner un Polystophélès forcément divers, Sandrine Buendia saute de Francesca à Senta et Marguerite, Julia Deit-Ferrand incarne une Turandot qui phagocyte « Nessun Dorma », François Rougier, passant lui de Faust à Don José et à Dante, tandis que Geoffroy Buffière saute de Leporello, Charon, Macbeth, Barnaba, Iago à ce Démon planant sur le vide de l’espace scénique pour servir magnifiquement Rubinstein, pour l’un des moments heureusement magnétiques d’une œuvre ludique, inégale, trop mode sans doute. Qui veut s’y confronter encore pourra toujours aller la retrouver à l’Opéra de Copenhague en avril prochain.

 

P.F

© Klara Beck