La Passion grecque de Bohuslav Martinů est l’adaptation lyrique du roman Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Le compositeur n’en a pas retenu toute l’action – l’agha et sa suite disparaissent, la veuve Katerina ne meurt plus sous ses coups – mais a su capter l’esprit du roman et ses grands enjeux : la quête de pureté et de justice face à la pingrerie, la splendeur des montagnes d’Anatolie en contrepoint de la finitude humaine, l’illumination religieuse (au sens strict) en opposition à l’hypocrisie politico-religieuse du village.
À l’issue des fêtes de Pâques le pope Grigoris désigne les villageois qui joueront la passion du Christ l’année prochaine, les apôtres, le Christ, Marie-Madeleine et Judas. Au loin, un groupe de Grecs jetés sur les routes après la destruction de leur village par les Turcs se fait entendre. Ils réclament l’asile et des terres pour refonder leur communauté. Mais les riches villageois voient d’un mauvais œil ces réfugiés et leur refusent l’hospitalité au prétexte qu’ils apportent le choléra. Seule une poignée de villageois, avec à leur tête les futurs acteurs du mystère – moins Panait qui doit incarner Judas – s’empresse de les guider vers la montagne où les affamés trouveront de quoi se sustenter. De plus en plus imprégnés par leurs personnages, Manolios (Christ), Yannakos (Pierre), Michélis (Jean), Kostandis (Jacques) et Katerina (Marie-Madeleine) abandonnent leurs attachements terrestres – Manolios rompt avec sa fiancée, Yannakos renonce à l’or qui lui est donné, Katérina donne ses chèvres et son amour charnel se métamorphose en passion mystique -, à mesure qu’ils ravivent leur foi il s’opposent à leur village jusqu’à la rupture… car Panait/Judas fait le même chemin et les bourgeois du village ne supportent pas ce vent de révolution, Manolios est excommunié puis assassiné par Panait. Défaits, les réfugiés reprennent la route.
Martinů puise aussi bien dans la solennité de la liturgie orthodoxe que dans la musique tchèque dont on reconnaît parfois la rusticité. Lumineuse et sensuelle, jouant aussi bien de l’espace (on entend les montagnes sous les rayons du soleil) que du détail, la partition met à distance le sentiment sans le refuser. La musique, tout entière au service du drame, maintient une tension que nourrissent encore les relâchements et les silences. Le chant alterne élans lyriques, parlé-chanté et parlé seul (l’avare Ladas est exclusivement parlé), ne cessant d’étonner. Un tel chef d’œuvre mériterait de trouver le chemin des scènes régulièrement.
Œuvre puissante, tant pour sa musique que son livret parfaitement construit, La Passion grecque est une œuvre profondément politique bien au-delà de ses résonnances avec l’actualité. Elle interroge le rapport aux valeurs dites fondatrices d’une communauté, articulant la dimension politique de l’institution religieuse et le caractère transcendant des grandes aspirations civiques. L’équilibre subtil entre les facettes de l’œuvre où se mêlent étroitement les destinés individuelles et collectives, l’enchaînement et la variété des nombreuses scènes constituent autant d’écueils pour la mise en scène que Simon Stone et son équipe ont évités avec brio.
L’espace asymétrique et peu profond de la scène de la Felsenreitschule est intégralement tapissé d’un gris clair lumineux. Seule la galerie supérieure du manège creusé dans la roche est dégagée, on y verra la marche des exilés vers le mont Sarakina. Trappes, fenêtres, chute d’eau, surgissement de Yannakos avec son véritable ânon ou d’une fosse de terre où les réfugiés creusent les fondations du nouveau village… ce plateau nu est plein de vie que rehaussent encore les superbes lumières de Nick Schlieper. Les villageois sont vêtus du même gris que la scène, les réfugiés apportent de la couleur, portant gilets de sauvetage, paquets et tentes bientôt détruits par les habitants qui refusent leur installation. Jamais le propos n’est appuyé, et l’inscription « REFUGEES OUT ! » que trois cordistes peignent sur le mur du fond accompagne l’escalade de tension finale, sans pour autant fixer le regard ou alourdir le propos. Stone dirige admirablement ses acteurs et manie encore l’art du tableau, signant une magnifique descente de croix à la conclusion du spectacle où Lenio et Katerina entourent la dépouille de Manolios.
La distribution est parfaitement égale dans l’excellence, du prêtre mâle et autoritaire de Gábor Bretz à la Lenio juvénile de Christina Gansch. Tous méritent une mention, Sebastian Kohlhepp dont le Manolios danse sur la corde raide, entre tourments et embrasement de la foi, Sara Jakubiak, Katerina à la sensualité innocente, Charles Workman (Yannakos) en très grande forme pour camper la générosité d’un cœur simple, Łukasz Goliński dont les noirceurs sont idéales pour le prêtre des réfugiés, le vieil homme touchant de Scott Wilde, la vieille femme très en voix d’Helena Rasker, accompagnée de l’Andonis généreux de Matteo Ivan Rašić issu du Young Singer Project, tout comme l’impeccable Alejandro Baliñas Vieites (Kostandis) et la déchirante Teona Todua (Despinio), Matthäus Schmidlechner en Michélis fidèle, Aljoscha Lennert vaillant Nikolio, Luke Stoker en Patriarcheas débonnaire et Robert Dölle fielleux Ladas. Tous savent moduler l’énonciation, faire primer l’action sur la beauté vocale, incarner les personnages et laisser libre cours aux inflexions lyriques quand il le faut. Cette louange du plateau vocal ne serait pas complète sans mentionner le chœur de Staatsoper de Vienne sous la direction de Huw Rhys James ainsi que la maîtrise du Festival dirigée par Wolfgang Götz.
Enfin, le trésor en fosse : les Wiener Philharmoniker sous la direction de Maxime Pascal. Le résultat sonore témoigne d’une véritable rencontre artistique entre les viennois et le chef français. Maxime Pascal raconte, nous guide vers le mont Sarakina, fait se lever le jour et descendre la nuit. Le souci du détail – de l’attaque de la note à son dernier souffle –, la pulsation toujours consciente, le sens de l’enchaînement et des plans sonores, du contraste entre l’infiniment petit et l’infiniment grand qui ne cessent de s’affronter dans cet opéra… tout concoure à une interprétation magistrale et passionnante. Et l’orchestre répond et souscrit à la lecture qui lui est proposée, aiguisant les angles, faisant chatoyer ses couleurs ou surgir de rares instants de tendresse, explorant tout le continuum de variations qui va de la brutalité à l’apesanteur.
L’effet de souffle de la représentation est tel qu’un silence coi du public accueille la fin du spectacle. En un instant d’éternité, l’émotion, que la musique maintenait savamment enfouie, nous prend à la gorge, implacable et bouleversante.
JC