Dominique Côté (Gérard) et Dominic Lorange (Yvon). © Éric Laroche
Pièce injustement méconnue de Michel Tremblay, Messe solennelle pour une pleine lune d’été (théâtre Jean-Duceppe, 1996) semblait naturellement destinée à être adaptée en opéra. Très influencé par le théâtre grec, le dramaturge y inclut en effet de nombreux chœurs psalmodiés par onze personnages, qui expriment leur trop-plein d’émotion en une chaude soirée se déroulant sur le plateau Mont-Royal, en plein cœur de Montréal. Dépourvu d’intrigue à proprement parler, l’ouvrage possède une dimension incantatoire absolument fascinante qui l’apparente à une cérémonie religieuse, dont les titres des quatorze parties s’inspirent d’ailleurs des noms de l’Ordinaire de la messe et du requiem. Si l’œuvre traduit avec une rare éloquence le mal de vivre, elle s’achève néanmoins sur un apaisement relatif grâce au pouvoir libérateur de la parole.
Après avoir opéré lui-même une réduction du texte, Christian Thomas a composé une partition d’une durée de 95 minutes qui épouse parfaitement le propos et la langue de Tremblay, c’est-à-dire le parler populaire montréalais (joual). Très bien écrits pour les voix et empreints d’un grand lyrisme, les différents ensembles et solos se répartissent également entre les onze rôles, qui se dévoilent l’un après l’autre. Aux quatorze cordes des Violons du Roy se joignent cinq bois, une trompette, deux trombones, des percussions, un piano et le grand orgue Casavant de la salle Raoul-Jobin. Le compositeur réserve l’utilisation de ce dernier pour la toute fin : d’abord dans un tango à l’effet sidérant (Offertoire), puis pour le grandiose finale (Ite missa est). En l’absence de fosse, l’orchestre prend place au fond du plateau, derrière un dispositif scénique ingénieux évoquant de façon stylisée les balcons où prennent place les protagonistes. Sur cet espace assez restreint, Alain Zouvi réalise une mise en scène très réussie, sachant fort bien caractériser le destin de chaque individu. Au début et à la fin, les personnages sont alignés à l’avant-scène, renforçant le caractère collectif de cette liturgie aux accents profanes.
D’une grande force de conviction, les solistes constituent une équipe extrêmement bien soudée qui présente un riche éventail de relations amoureuses. Le seul couple heureux (Isabelle et Yannick) est formé de Magali Simard-Galdès et Jean-Michel Richer, qui débordent d’une sensualité pleine d’humour contrastant avec la tonalité sombre de la pièce. L’homosexualité n’est guère ici synonyme de bonheur. Ariane Girard et Jessica Latouche incarnent ainsi deux femmes (Jeannine et Louise) dont le rapport s’est peu à peu usé jusqu’à peut-être verser sous peu dans la violence verbale et physique. Dominique Côté et Dominic Lorange sont pour leur part troublants de vérité dans leur incarnation de Gérard – atteint du sida – et Yvon. Dévasté par l’abandon de son compagnon, le Mathieu de Patrice Côté entraîne quant à lui sa mère Rose (touchante Priscilla-Ann Tremblay) dans sa chute. Le rapport entre Mireille et son père Gaston, campés par Chantal Parent et Alain Coulombe, s’avère tout aussi douloureux, puisque la fille n’en peut plus de s’occuper depuis des années de son père handicapé. Enfin, Lyne Fortin est une veuve inconsolable de la perte de son mari, récemment disparu. Au sein de cette magnifique distribution, il faut retenir en particulier trois chanteurs qui, à une forte présence scénique, joignent d’éminentes qualités vocales : Jessica Latouche, Alain Coulombe et Dominique Côté. En outre, le bouleversant tango que ce dernier exécute avec Dominic Lorange dans une émouvante célébration de la vie hantera longtemps notre souvenir. À la tête de l’orchestre, Thomas Le Duc-Moreau confirme l’excellente impression qu’il nous avait laissée l’an dernier en créant Yourcenar – une Île de passions d’Éric Champagne ; sa direction sensible et toujours attentive aux chanteurs ne contribue pas peu au succès d’une représentation mémorable.
L.B
Magali Simard-Galdès (Isabelle), Jean-Michel Richer (Yannick), Patrice Côté (Mathieu), Priscilla-Ann Tremblay (Rose) et Ariane Girard (Jeannine). © Éric Laroche