Il entre à pas lents sur scène et dans la lumière, la mise en espace le veut. On scrute son visage pour y déceler un indice, une trace, même résiduelle, qui indiquerait à quoi il pense, mais en vain. Alors on imagine le poids de cet « Esultate » qu’il faut impérativement réussir en imposant, à froid, un mi# autoritaire. Le poids de ces regards venus ici en admirer un autre pour lequel les billets se sont écoulés en quelques heures à l’ouverture de la billetterie. Le poids d’une bienveillance acquise jusqu’à ses premiers sons, après quoi il faut convaincre. L’orchestre se calme puis se tait, Arsen Soghomonyan chante Otello et convainc. Mieux encore, il s’affirme tout au long de la soirée comme un grand chanteur. La voix est puissante et homogène, il y a du métal dans la voix, les aigus sonnent avec éclat et les graves de cet ancien baryton avec profondeur. La couleur du timbre n’est pas la plus séduisante, mais le chanteur est avant tout un artiste : jamais en force, attentif à la ligne vocale, aux affects et au texte, il varie et module avec art composant un personnage aussi pitoyable qu’héroïque.
Ludovic Tézier incarne un Iago brillant de perversité distinguée. Susurrant, allégeant la voix, commettant des miracles de chant syllabique (d’un seul coup la porte s’entrebâille sur l’opera buffa avec « Questa è una ragna »), déclamant son Credo avec puissance, assumant crânement ses machinations… le baryton signe là une interprétation de très haute volée mettant sa voix exceptionnelle tout entière au service du drame, grâce à un travail du texte en détail : on ne sait pas dire qui est possédé par l’autre, Tézier ou le texte ? La Desdémone de Maria Agresta manque de rondeur dans le timbre, ce personnage-là n’a pas la fragilité candide qu’on peut attendre, la femme d’Otello a vécu et a sans doute déjà vécu ses colères, mais pour le chant tout est là : les aigus pianos, les graves et le médium nourris, la ductilité de la ligne. Giovanni Sala est un Cassio élégant au timbre clair et Enkelejda Shkoza (Emilia) impressionne par le volume de sa voix. Carlo Bosi (Roderigo), Alessio Cacciamani (Lodovico), Giovanni Impagliazzo (Montano) et Giuseppe Todisco (Un araldo) complètent solidement cette distribution de premier plan.
Avec l’orchestre du San Carlo de Naples, on ne gravit plus les mêmes sommets qu’avec le LSO quelques jours avant, mais la formation sait son métier lyrique et entre les mains d’un pilote d’exception se révèle à la hauteur du moment. On retrouve un son nerveux et tranchant dans les cordes, des bois et des cuivres brillants, un pur concentré de son italien. Michele Mariotti a le sens du drame verdien chevillé au corps. Il agite la tempête initiale avec ardeur et soigne aussi la noirceur (arrivée d’Otello au IV), le duo « Già nelle notte densa » se déroule avec sensualité. La palette de caractères et d’ambiances variée sert un montage net et tranché, haletant à la manière d’un bon Hitchcock. Enfin, le chef accompagne et surtout guide les chanteurs, avec un sens de la direction de chant qui permet aux interprètes de jouer sur de velours.
Le public ne s’y trompe pas en ovationnant à juste titre la troupe réunie, et en réservant les honneurs au sauveur de la soirée, Arsen Soghomonyan.