Claudia Mahnke (Dorabella), Georg Nigl (Don Alfonso) et Nicole Chevalier (Despina). © Monika Rittershaus
En 1948, la première pierre fut Mozart, précisément Così. En 2023, Così fan tutte est aussi la première pierre, non plus fondatrice mais frondeuse, lancée contre un édifice qu’on peine à identifier : le genre lyrique ? Ses institutions ? Son public fortuné ? Peut-être plus simplement Mozart. L’impact soulève d’ailleurs un premier problème : que signifie le refus répété des institutions et des metteurs en scène de monter Mozart simplement ?
Dmitri Tcherniakov propose une énième variation de « sa » mise en scène (hors répertoire russe) : deux couples en thérapie, cette fois-ci – originalité – elle prendra la forme de l’échangisme pour des femmes et des hommes mûrs, en pleine crise de la cinquantaine. Comme à son habitude, Tcherniakov livre une vision au scalpel et sans espoir des rapports humains. Dans leur luxueux intérieur, Don Alfonso et Despina (un couple, au moins de tortionnaires si ce n’est d’amants véritables) accueillent ceux qui sont déjà des époux. Pour raffermir leurs amours et vivre le frisson de la transgression, Don Alfonso leur propose l’échangisme. La proposition attire autant qu’elle rebute, surtout elle abîme et fragilise les couples originels. Ainsi, la séduction disparaît, elle se mue en tentative de panser les blessures tout juste infligées à son propre conjoint. Ce sont là les traces résiduelles de la tendresse, de l’émoi et du débordement amoureux qui abondent dans le livret de Da Ponte, et donc les moments qui, faisant confiance à l’émotion et à la sensibilité, fonctionnent théâtralement. Mais le but du metteur en scène est de livrer une vision apocalyptique du couple, de ne laisser personne indemne, à tel point que l’expérience se mue en descente aux enfers. Elle s’accommode néanmoins si mal au livret qu’elle se transforme en voyage au bout de l’ennui.
Si la direction d’acteurs est brillante, cultivant un réalisme millimétré, on ne peut que constater l’absence de variété dans l’utilisation de l’espace scénique. La première partie se passe ainsi presqu’intégralement autour de la table où est servi le dîner, et au deuxième acte les deux chambres donnent un peu de profondeur de champ à l’action. À de rares exceptions, notamment quand Guglielmo et Ferrando partent – on ne comprend plus pourquoi, mais admettons… – les six personnages sont en permanence en scène, la monotonie est grande, d’autant plus que les chœurs sont relégués dans la fosse. L’étude des mœurs, des sentiments et des passions doit-elle se faire au détriment du spectacle ? En effet, il y a du génie dans la façon de montrer tout le nuancier de frustrations, d’hésitations, de craintes… mais cela ne suffit pas. Pourtant il y a bien un récit, celui du jeu pervers auquel s’adonne Don Alfonso, mais il flotte sans s’accrocher à l’intrigue originale : ce qui n’est que foisonnement de scènes différentes, revirements, apartés ou confidences disparaît sous la lumière blafarde de l’analyse minutieuse. Le livret perd ainsi considérablement de sa force théâtrale, jusqu’au dénouement où Alfonso prend ses hôtes en otage, les menaçant d’un lourd fusil de chasse. Le coup de théâtre est à peu près aussi improbable que la réconciliation finale du livret de Da Ponte, si ce n'est qu’il accentue le caractère odieux de Don Alfonso, le fait étant toutefois déjà clairement établi.
Pour rendre crédible ce projet scénique, il fallait à Dmitri Tcherniakov des chanteurs d’un certain âge, au moins la cinquantaine. La distribution réunit donc des interprètes qui ont déjà chanté leur rôle et pensaient ne plus jamais y revenir. La maturité vocale est donc un « fait » de mise en scène, de ce point de vue les voix se font l’écho des fragilités, et la dureté dans la voix des hommes sied à ces personnages que leur libido conduit à des comportements limites. Mais après les cinq premières minutes, l’attention peine à se maintenir. Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Claudia Mahnke (Dorabella), Rainer Trost (Ferrando), Russell Braun (Guglielmo), Georg Nigl (Don Alfonso) et Nicole Chevalier (Despina) se fondent dans le propos, méticuleux dans l’approche de leurs rôles, se livrant sans réserve au jeu qui leur est proposé. Le choix délibéré de voix inadéquates pour chanter les rôles nous invite à délibérément choisir de ne pas les commenter dans le détail. Dureté des aigus, trous dans la voix, absence de bas médiums et de graves, vocalises escamotées… mais aussi phrasé châtié et attention aux nuances sont le lot commun. On regrettera en outre une prononciation italienne sèche qui transforme les récitatifs en longs tunnels d’ennui (encore !).
Mozart est dans la fosse, sous la baguette vive et précise de Thomas Hengelbrock. L’acoustique sèche de l’Archevêché ne joue pas en faveur des instruments anciens, surtout des bois qui sonnent très en retrait, mais on apprécie tout de même un sens du théâtre, de la polyphonie et des détails. Attentif au plateau vocal, le chef joue les équilibristes en insufflant ce qu’il faut de vigueur et de pétillant à l’orchestre Balthasar Neumann, en maintenant le tout sous une sourdine générale.
Mozart est dans la fosse, sous la baguette vive et précise de Thomas Hengelbrock. L’acoustique sèche de l’Archevêché ne joue pas en faveur des instruments anciens, surtout des bois qui sonnent très en retrait, mais on apprécie tout de même un sens du théâtre, de la polyphonie et des détails. Attentif au plateau vocal, le chef joue les équilibristes en insufflant ce qu’il faut de vigueur et de pétillant à l’orchestre Balthasar Neumann, en maintenant le tout sous une sourdine générale.
Il est criminel d’ennuyer avec Mozart.
J.C.
À lire : notre édition sur le Festival d'Aix-en-Provence/L'Avant-Scène Opéra n°334
Russell Braun (Guglielmo) et Claudia Mahnke (Dorabella). © Monika Rittershaus