© Jean-Louis Fernandez
75 ans, renouer avec les débuts et faire synthèse, voilà le projet que semble s’être donné le Festival d’Aix-en-Provence pour cette édition.
Commençons donc par le méconnu, à savoir la place que Gabriel Dussurget accorda aux autres arts, et notamment la danse. On connaît mieux l’histoire du côté des peintres (Derain, Wakhévitch, Clavé…), pourtant elle est indissociable de la présence des chorégraphes, puisque Dussurget veut faire comme Diaghilev : réunir de grands artistes pour un spectacle des sens complet (évitons ici la formule d’art total, galvaudée par le romantisme et un certain monsieur W). Ainsi les chorégraphes présentèrent des ballets en version scénique tels que Les Noces de Stravinski en 1962, mais ce sont surtout les intermèdes dansés de certains opéras qui reçurent une attention particulière. La danse eut donc sa place à Aix, périphérique, intermittente mais régulière, depuis les premières initiatives de Dussurget jusqu’aux mises en scène de Trisha Brown et Pina Bausch.
C’est dans cet héritage et dans cette mémoire d’une pratique artistique de réunion des arts que s’inscrit le spectacle Ballets russes. Peut-on pour autant parler d’interdisciplinarité ? Rien n’est moins sûr, tant cette notion suppose une exploration de l’écart entre deux pratiques artistiques et requiert de se déplacer pour investir un autre champ. Or c’est bien là que le bât blesse, les films ne semblent pas relever d’une collaboration musiciens-cinéastes, mais présentent trois cas de travail cinématographique inspiré de l’argument du ballet et de sa partition.
Premier cas, L’Oiseau de feu, Rebecca Zlotowski
La réalisatrice reprend des rushs de son film Planétarium avec Natalie Portman et Lily-Rose Depp. Le travail procède principalement de la juxtaposition formelle, l’intrigue du film – dans les années 1930 une histoire de médiums et de tentative de radiographie du souvenir ressuscité grâce à la séance de spiritisme – n’ayant pas grand-chose à voir avec le conte populaire russe. Les images sont belles, très soignées, et le film fourmille de détails grâce à des successions de gros plans portant l’attention sur le presque rien expressif des visages, des mains, d’une lèvre qui se tord, et sachant susciter la sensualité par touche discrète. Le résultat est d’abord troublant car le montage réussit, particulièrement au début, à se calquer parfaitement sur la musique : expectative, grâce à des successions de regards, d’expressions des visages particulièrement bien jouées et rendues, et certains moments de synchronisation confondants entre l’image et le son où en un éclair le film dit les couleurs, le rythme, la dramaturgie musicale… Mais bien vite l’intrigue du film original « dépasse » et prend une place dévorante, ce que surligne un montage virtuose et virevoltant qui suppose une concentration visuelle dont pâtit l’écoute. La partition n’existe dès lors que ponctuellement par le truchement du détail, et l’intrigue, elle, est absente.
Deuxième cas, Pétrouchka, Bertrand Mandico
On assiste à une véritable lecture : dans un monde en guerre, un défilé de mode se tient clandestinement (?) dans un sous-sol blafard. Les mannequins sont les nouvelles poupées, Pétrouchka mourra d’une overdose. L’histoire est là, transposée dans une esthétique trash tendance BDSM, et cultivant une certaine complaisance morbide dans l’érotisation de corps malades. Cette fois-ci c’est l’ennui qui frappe, certes il y a une lecture, mais elle est complètement décorrélée de la musique et son propos n’est pas clair : on peine à décider si le propos est critique d’une société et d’élites en décadence, ou simplement descriptif.
Troisième cas, Le Sacre du printemps, Evangelia Kranioti
Pour ce film, l’équilibre est déjà plus satisfaisant. La réalisatrice s’empare d’éléments de l’argument et les représente de diverses façons, la victime sera aussi bien un SDF d’une grande métropole qu’une jeune femme violée, les peuples réunis pour le rite prennent la forme d’une procession carnavalesque, et des chamans font leur apparition avec sobriété, grâce à des plans fixes, comme des portraits où seuls se meuvent une fumée, de l’eau qui coule, ou le pinceau d’un maquillage rituel. La nature est aussi présente, à travers la fonte des glaces printanière, des vues de lac sous la neige, l’eau opposée au feu, tout comme la nature est opposée à la vie citadine. Une cagoule pailletée, évoquant des masques tribaux, sert de point de passage entre la ville et la nature. Portée dans l’un ou l’autre environnement, elle sert de fil conducteur à ces images qui refusent toute narration. L’argument est là, présent de façon évidente, kaléidoscopique, dans une juxtaposition qui évite toute monotonie visuelle mais s’affranchit encore d’une véritable dramaturgie musicale.
Dans les conservatoires de taille conséquente, il existe des classes de musique à l’image où les compositeurs apprennent à écrire pour accompagner une image, la commenter, jouer l’antiphrase, ou sobrement l’étoffer. Au contraire, partir d’une partition suppose de faire le même travail pour l’image. La chose n’est pas impossible, le merveilleux souvenir d’enfance de nombreux visionnages de Fantasia des studios Disney s’impose à nous. L’image ouvre les oreilles et ne les bouche jamais. Or, dans cette soirée stravinskienne il fallait avoir les oreilles grandes ouvertes.
Saluons d’abord le tour de force auquel s’est livré l’orchestre pour quatre soirées : interpréter les trois grands ballets de Stravinski l’un après l’autre relève de la performance olympique. L’Orchestre de Paris est au sommet, les solistes soufflants (Klaus Mäkelä ira embrasser le cor solo André Cazalet à l’issue de la représentation) sont parfaitement homogènes dans l’excellence, et les cordes cultivent un son net allié à une grande souplesse. Klaus Mäkelä mène la danse avec un bonheur évident, jouant du détail, du théâtre et de la sensualité débordante de ces trois partitions. On ne saurait rêver interprétation plus vivante et plus convaincante. Simplement, à la reprise prochaine du spectacle à la Philharmonie de Paris, on préférera l’audition du disque gravé par l’orchestre et son directeur musical où l’on peut entendre le Sacre et l’Oiseau.
J.C
À lire : notre édition sur le Festival d'Aix-en-Provence/L'Avant-Scène Opéra n°334
© Jean-Louis Fernandez