Cameron Shahbazi (Lover 2/Composer's Assistant), Marianne Crebassa (Woman) et Beate Mordal (Lover 1/Composer). © Jean-Louis Fernandez

Ce quatrième opéra de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp était attendu. C’est que le compositeur britannique déploie sur plusieurs années le processus de conception d’un nouvel opus lyrique, mais aussi que les réussites précédentes placent la barre très haut. Par son format plutôt restreint – une heure, une vingtaine de musiciens en fosse et cinq chanteurs et chanteuses sur scène – Picture a day like this se situe entre le caractère quasi chambriste de Into the Little Hill (2006) et la forme plus développée de Written on Skin (2012), première commande passée à Benjamin par le festival d’Aix-en-Provence. Parmi ces deux antécédents, c’est du premier que semble se rapprocher ce nouvel opus lyrique en renouant avec l’imaginaire du conte. Bien qu’il emprunte à des sources littéraires anciennes et émaille de références son texte, Crimp s’inscrit résolument dans une contemporanéité propre à réactualiser certains universaux narratifs. Munie d’une mystérieuse liste qui l’accompagne comme un viatique, une femme (« Woman », selon la dénomination générique chère au dramaturge) rencontre successivement différents personnages dans l’espoir d’en trouver ne serait-ce qu’un seul qui puisse prétendre jouir d’un véritable bonheur, et qui aurait alors le pouvoir de ramener son petit garçon à la vie. Les étapes de la quête initiatique de ce bonheur qui s’avère finalement illusoire impriment à la pièce un puissant rythme dramaturgique et le dotent d’un fort potentiel de contraste musical, mais confrontent le compositeur au défi de l’unification d’une forme séquentielle.

C’est en premier lieu au personnage principal qu’incombe de tisser le fil conducteur. Forte de sa présence scénique et du magnétisme de la voix radiante, Marianne Crebassa remplit admirablement cette mission. La grande souplesse de son mezzo-soprano profite évidemment aux amples mais sobres vocalises (une magnifique volute sur « cold » dans l’aria qui articule les deux parties implicites de l’ouvrage nous vaut l’un de ses passages les plus émouvants), mais tout autant à la conduite de phrases parfois proches d’un récitatif à la sobriété quasi psalmodique. Au double bénéfice du budget de la production et des ramifications souterraines de la musique, trois des chanteurs assument deux rôles. Avec une étendue et une palette de timbres qui lui permettent aisément de changer de visage, la soprano Beate Mordal chante d’abord l’amour idyllique d’un jeune couple fusionnel, avant de découvrir que son amant vit de son côté un « polyamour » débridé. La puissance de son emportement laisse place, alors qu’elle incarne plus tard une compositrice dont l’assurance de façade ne masque pas longtemps son insatisfaction existentielle, à une vocalité plus intimiste dont les teintes chaudes épousent, lors de leurs passages en duo, celles de Marianne Crebassa. Du contreténor Cameron Shahbazi (l’amant, puis l’assistant de la compositrice), on préfère largement à ses attaques passablement métalliques sur les crêtes escarpées les phrases plus ductiles centrées sur son registre médian. Ce beau casting nous vaut une découverte marquante, celle du baryton John Brancy, aussi brillant en ex-artisan suicidaire sous chlorpromazine – son précaire paradis artificiel nous vaut d’acrobatiques vocalises en falsetto – qu’en collectionneur d’art harassé par la solitude, qui fait preuve d’un sens remarquable de la ligne et du phrasé, avec une précision d’intonation qui n’oblitère en rien le naturel de ses interventions. Last but not least, Anna Prohaska fait son entrée dans une dernière scène dont le caractère onirique appelle, pour incarner la mystérieuse Zabelle, une vocalité ample et sinueuse dans laquelle le timbre solaire de la soprano peut s’épanouir en solo comme en duo.

Décisif pour la cohérence scénographique, le décor qu’ont imaginé Daniel Janneteau et Marie-Christine Soma apparaît de prime abord comme un simple cadre, ou comme un réceptacle. Trois parois bordent la scène, dont l’aspect métallique réfléchissant renvoie aux protagonistes qui y transitent leur propre image et symboliquement, par leur rencontre avec la Femme, les révèle à eux-mêmes. Mais ces parois possèdent chacune une porte dérobée facilitant la circulation des personnages et d’un mobilier parcimonieux, dispositif qui assure un enchaînement fluide, voire tuilé, des scènes. À l’axe cour-jardin répond perpendiculairement celui orienté par une bande de tapis reposant sur un plan légèrement incliné vers la fosse. Quoique transparente, la cage qui enferme l’artisan apparaîtra comme une réduction homothétique de ce cadre de scène. Trois personnages de noir vêtus évoluent dans ce même périmètre, et rappellent, bien qu’ils en soient plutôt l’inversion et qu’ils restent muets, les anges de Written on Skin, extérieurs à l’action mais néanmoins guides et témoins, physiquement proches mais temporellement distants. Projetée sur un tulle semi-translucide en devant et en fond de scène, la vidéo de Hicham Berrada fait coïncider dans une magie de conte de fées le climax visuel et le climax musical.

De la part de George Benjamin, on aurait été surpris que l’élaboration orchestrale ne contribue pas à l’organicité de la partition. Même s’il profite de la disjonction narrative de chaque rencontre pour développer des climats musicaux clairement différenciés par les couleurs orchestrales, les textures et les densités, le compositeur induit des éléments que leur récurrence, plus ou moins camouflée, dote graduellement d’une identité. On retient notamment le couple de notes mi bémol-, souvent souligné par les cloches tubes, qu’il devient impossible de ne pas remarquer dans la scène finale. De même, les deux trompettes et le trombone avec sourdine, avec l’imaginaire pseudo-médiéval qui leur est associé, ne tardent pas à être identifiés comme une signalétique des moments où la Femme poursuit la lecture de sa liste.

Le Mahler Chamber Orchestra – encore un lien avec le premier opéra de Benjamin – projette hors de la fosse son éclat et son énergie, qualités idéales pour restituer les passages où Benjamin manifeste son goût pour un fauvisme acidulé, mais fait preuve également d’une capacité de fusion acoustique, cruciale pour la restitution d’une orchestration extrêmement minutieuse qui tend par moments vers une forme de synthèse de timbres. D’un effectif et d’une nomenclature d’orchestre classique, à laquelle Benjamin intègre comme à son habitude quelques instruments inhabituels dans ce cadre, ici des flûtes à bec jouées par les clarinettistes, émanent des sonorités de nature à transcender les timbres individuels. Ces derniers ont cependant aussi leur place, et les musiciens du MCO nous offrent de très beaux solos de flûte, de piccolo et de flûte basse (cette dernière, particulièrement exposée dans la scène finale, évoque immanquablement l’un des moments les plus envoûtants de Into the Little Hill), de hautbois, de basson et de clarinette basse. Les deux violoncelles de la scène du collectionneur évoquent les violes de gambe chères au compositeur, tandis que de bariolages adossés aux cordes à vide naissent de subtils miroitements. Autant que la satisfaction d’accéder à certaines de ses innombrables subtilités, la sensation d’en laisser échapper davantage encore est une invitation à renouveler dès que possible le voyage initiatique de ce nouveau chef-d’œuvre opératique.
 

P.R



Marianne Crebassa (Woman). © Jean-Louis Fernandez