© Abdourahmane Sebiane

À la fin du concert, le chef d’orchestre et directeur musical du Metropolitan Opera de New York, Yannick Nézet-Séguin, rappelle que l’orchestre du Met n’avait plus revu Paris depuis 22 ans. À ce chiffre, on aurait pu rajouter une date : juin 1910, lorsque pour sa première tournée internationale la fameuse institution new-yorkaise avait choisi Paris, donnant une saison italienne éblouissante au théâtre du Châtelet, venant avec troupe (comptant rien moins que Caruso) décors, directeur musical (Arturo Toscanini)… mais pas l’orchestre ! Plus de cent ans plus tard, pour cette première tournée depuis longtemps, le Met choisit Paris comme première étape. Rappelons aussi que le principe de la tournée est dans l’ADN même de l’institution. En effet, traditionnellement, la saison du Met s’achevait au cours du printemps à New York puis se poursuivait sur les routes des États-Unis.
 
Le programme présenté pour cette première soirée parisienne montre l’état de l’art du Met. Si l’on retrouve les deux piliers de l’institution actuelle, le répertoire cultissime qui a fait les riches heures du Met (Otello) et la création contemporaine qui singularise la maison dans le paysage lyrique international, tant la place qui lui est réservée s’accroît ces temps-ci (Heath  King Lear Sketches de Matthew Aucoin, œuvre symphonique), l’orchestre du Met nous rappelle aussi qu’il monte régulièrement sur l’estrade à Carnegie Hall ou au Avery Fischer Hall avec les Danses symphoniques tirées de West Side Story ou l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette de Tchaïkovski.
 
Le concert débute par les danses de Bernstein réglées au cordeau, révélant un des traits emblématiques des orchestres américains, la puissance de la pulsation, l’énergie rythmique implacable et franchement jouissive. La musique groove et le chef n’oublie jamais que derrière la danse il y a aussi le drame et l’histoire d’amour, en témoignent les moments de répits, l’adagio de « Somewhere » ou le meno mosso de la rencontre, où fourmillent les détails ménagés grâce à la délicatesse avec laquelle les plans sonores sont agencés et qui alimentent la tendresse et les effusions amoureuses de la partition.
 
La pièce de Matthew Aucoin s’inscrit dans une tonalité élargie où l’intervalle de quarte, la gamme par tons et des emprunts modaux viennent briser le caractère trop attendu de certaines mélodies, apportant une raucité âpre au discours musical. Les quatre parties, la première plus épique, la seconde grinçante, la troisième comme une ballade mélancolique et la dernière lugubre, évoquent le caractère général de la pièce de Shakespeare ou ses personnages, comme le Fou (deuxième mouvement), plus que l’action du Roi Lear. L’orchestre y fait preuve d’un sens théâtral aigu, mais pas démonstratif, préservant la brume de la lande.
 
La première partie s’achève avec l’ouverture de Tchaïkovski, où l’on retrouve les mêmes qualités que dans les pièces précédentes : la clarté des plans sonores, qui permet des effets de perspective et de saisir le moindre détail, la couleur soyeuse et chaleureuse des cordes – on pourrait parler de chambrisme de foule tant le son est souple et incarné, rond –, la puissance des cuivres au son franc, sans sfumato, rutilant dans la meilleure acception du terme. Yannick Nézet-Séguin a ainsi bel et bien imprimé sa marque à l’orchestre car cette couleur de cordes, c’est la sienne, qu’on entendait déjà avec Rotterdam ou le London Philharmonic Orchestra, l’énergie de fauve prêt à bondir (et de fait bondissant) qui insuffle une souplesse ravageuse aux forte qui ne sonnent jamais durs, c’est lui aussi. La lecture est menée à long terme, de façon particulièrement saisissante dans Roméo et Juliette, tendant l’arc longtemps avant de décocher la flèche du climax, et faisant toujours place aux détails d’orchestration.
 
Mais le clou de la soirée c’est bien l’opéra. Au cœur de son métier, l’orchestre distille le meilleur de son art. Ainsi les bois donnent une superbe leçon de musique de chambre dramatique dans les premières mesures du quatrième acte d’Otello, mentionnons aussi le solo des contrebasses à l’arrivée d’Otello, l’homogénéité du pupitre, le son s’étendant comme une ombre menaçante… dans ce répertoire, l’orchestre rehausse la qualité de sa pulsation par une habileté à se tendre et se détendre, gagnant une souplesse nécessaire à la progression du drame.
 
Les solistes invités appartiennent à la famille d’artistes régulièrement présents sur les planches du Met. Angel Blue est une émouvante Desdemona, sachant colorer la voix différemment pour la chanson du saule et la prière, l’aigu scintille, le grave s’ambre et la voix porte sans cesse l’émotion. Sa prestation de grande classe ne joue pas en faveur de Russell Thomas, qui force un peu la voix pour combler une ampleur en défaut. Dommage car la voix ne manque pas de métal et l’intention est perceptible. On saluera aussi les seconds rôles, en tête desquels une Emilia (Deborah Nansteel) au grave charnu ; l’absence de mention de leurs noms dans le programme de salle relève de la faute professionnelle.
 
Pour finir, Yannick Nézet-Séguin et son orchestre (les cordes), accompagnant David Chan, le concertmaster, offrent au public une « mignardise » du meilleur sucre, l’Adoration de Florence Price, compositrice à laquelle le chef consacre, avec un goût certain, beaucoup d’énergie et de bonne volonté pour la sortir de l’oubli. Après cela, comment ne pas prendre date pour le prochain concert, dès le lendemain à la Philharmonie ?

J.C.


Deborah Nansteel (Emilia) et Russell Thomas (Otello). © Abdourahmane Sebiane