© Annemie Augustijns
On avait découvert Tom Goossens à travers son Rigoletto ou Le roi s'amuse, une parodie de l'opéra de Verdi en une heure et demie présentée la saison dernière à l'Athénée par sa compagnie Deschonecompanie. Venu du théâtre musical, le metteur en scène aime s'amuser avec les chefs-d’œuvre et les bousculer quelque peu pour les rendre plus accessibles. C’est exactement ce qu’il fait avec cette nouvelle production des Noces de Figaro où il « customise » l'opéra de Mozart en distribuant le couple Marceline-Bartolo à un duo de comédiens flamands, sans doute très connus à Anvers, ce qui évidemment l’amène à trafiquer quelque peu la partition. Leur première apparition voit disparaître « La vendetta » de Bartolo, qui devient une sorte de monologue hargneux en mélodrame. Le petit duo de Suzanne et Marceline en fait également les frais (impossible à donner en bilingue) et il défigure tout à fait le grand ensemble de la reconnaissance au troisième acte, malgré la présence de deux artistes du chœur pour les remplacer vocalement et lui redonner un certain équilibre. Surtout, au quatrième, en lieu et place du bref récitatif de Marceline (ou de son air toujours coupé), il a ajouté une tirade où elle raconte sa vie et ses déboires, directement transposée de Beaumarchais, ce qui amuse beaucoup le public néerlandophone mais paraît un peu longuet à qui ne comprend pas la langue. L’intention féministe est patente et l’on n’échappe pas non plus à l’inévitable touche queer et transgenre à travers un Chérubin définitivement plus féminin que travesti mais aussi un Basilio très ambigu en talons hauts ainsi que quelques travestis dans le groupe des paysannes venu rendre hommage à la Comtesse, et même à une apparition du Comte en robe dont la justification paraît assez improbable.
Dans sa vision, le château d’Aguas Frescas est un microcosme social qui ignore l'intimité, ce que concrétise l’omniprésence de presque tous les personnages dès les premières scènes et un petit jeu d’échanges de leurs répliques, comme si rien de ce qui se passe dans ce monde hiérarchisé ne pouvait être caché à personne. La « folle journée » devient une aventure collective où se lisent en filigrane les conflits de classe mais aussi un certain désir de réconciliation, une hésitation entre destruction ou sauvetage de l’ancien ordre. Sur le plateau, avec les éléments d’un décor démembré (un méritoire recyclage de meubles et d’huisseries voués à la déchèterie) les personnages reconstruisent au fil des scènes un décor de fortune, ce qui ajoute une touche de fantaisie supplémentaire à une vision déjà très vivante. Dans la seconde partie, ils seront cachés mais parfaitement reconnaissables sous des voiles blancs et toute la scène finale du jardin se jouera dans des trappes, ce qui hypothèque toute possibilité de mouvement sur la scène et lui fait perdre en lisibilité. L’ensemble certes ne manque pas de finesse, dans la dramaturgie comme dans la direction d’acteurs, mais laisse parfois un peu à la limite de l’agacement voire de la frustration face à certains raccourcis comme l’air de Susanna interrompu à l'acte II par l’arrivée du Comte ou les nombreux récitatifs écourtés quand ils sont pourtant si essentiels au rythme de la pièce, ce qui d’ailleurs n’empêche pas la soirée d’atteindre les trois heures trente, entracte compris.
Cette conception est défendue par une excellente distribution qui se fond en une véritable équipe dans une réalisation musicale qui doit beaucoup au courant « historiquement informé » pour l’agogique, la légèreté du matériau orchestral, avec un usage modéré de l’ornementation et des variations dans les reprises. Parfois un peu rapide dans ses choix de tempi, la baguette de Clemens Jüngling se révèle authentiquement mozartienne, fluide et dynamique. Le duel de Figaro et du Comte est assumé par deux splendides voix bien contrastées, le baryton-basse britannique Božidar Smiljanić et le baryton turc Kartal Karagedik. Tous deux ont en commun, plus marquée encore chez le premier, une tendance à s’appuyer dans leurs airs sur la déclamation plus que sur le chant. La Susanna au timbre corsé de Maeve Höglund gagne en liberté vocale et en charme au fil de la soirée tandis que La Comtesse de Lenneke Ruiten manque un peu d’ampleur pour les aspects centraux du rôle, et d'extension dans l'aigu, ce qui ne l'empêche pas de donner un beau relief à ses airs, surtout le second, particulièrement applaudi. Le Chérubin d'Anna Pennisi au mezzo clair et suave séduit par son naturel et son expressivité. Daniel Arnaldos compose un Basilio particulièrement insinuant et les deux bouffons de service, Eva van der Gucht (Marceline) et Stefaan Degand (Bartolo) qui incarne également Antonio le jardinier dans le finale du deuxième acte, ne manquent pas de ressources pour faire passer leurs personnages décalés et farfelus. Malgré quelques petites longueurs, l'ensemble convainc par l'intelligence de l'approche et la qualité d'un plateau homogène, remarquablement dirigé, théâtralement et musicalement.
A. C
© Annemie Augustijns