© Vincent Pontet
Peu après la reprise de la production interstellaire de l’Opéra de Paris, le Théâtre des Champs-Élysées propose sa propre Bohème, parisienne et théâtrale cette fois-ci. Peu importent les reprises, le nombre de représentations, le titre est inoxydable, à bon droit car c’est un chef-d’œuvre (comme la quasi-totalité de l’œuvre puccinien). Une partition sans temps mort, qui tisse les sentiments avec une variété et un détail incroyable, met en valeur les voix sans jamais verser dans la démonstration et l’orchestre luxueux flamboie pour les jeunes bohèmes sans le sou. Ajoutons à cela un livret qui fait la part belle à une action scénique perpétuelle mais qui n’obstrue jamais le drame… il est parfois bon de se rappeler de quoi sont faits les chefs-d’œuvre.
Éric Ruf replace l’intrigue dans un théâtre où Marcello peint un rideau de scène rouge, la couleur servant ici de passage entre les vagues de la mer du livret et les plis du rideau. Rodolfo l’assiste dans l’élaboration des décors plus qu’il n’écrit, et Mimi est une accessoiriste. De ce concept, il ne reste plus grand-chose au deuxième ni au troisième tableau, où l’on retrouve un classique Café Momus puis un avatar de la barrière d’Enfer enneigée et l’auberge sur la façade de laquelle Marcello a peint un soldat (scrupule du détail qui mérite d’être noté). Seule la levée du rideau rouge après la mort de Mimi suggèrera la possibilité que toute l’action se soit passée dans les stocks de décor, en révélant le plateau à nu, avec les décors entreposés au fond de la cage de scène, et le chœur recueilli en hommage à la collègue défunte. Ici, le concept ne force pas l’analyse, il semble plutôt servir d’allume-feu pour faire surgir le spectacle de la salle : Marcello et Rodolfo entrent avant même que l’orchestre ne s’accorde, toutes lumières allumées. De façon plus significative, lorsque Mimi tente de rassurer ses compagnons au dernier tableau, elle s’adresse directement au public dans une posture de diva, les lumières de la salle se rallumant doucement… comme pour indiquer que la véritable vie, c’est celle des planches, celle de ce théâtre où elle est accessoiriste. Quoique brefs, ces deux moments interpellent : est-ce pour dire que malgré le classicisme apparent de la mise en scène, on ne peut finalement plus jouer La Bohème en s’en tenant au strict premier degré, ou, comme le suggère notre éminent confrère Christophe Rizoud, est-ce un métadiscours sur la condition de l’opéra n’en pouvant plus de mourir ? Pour notre part, les deux instants étant fugaces, nous y verrons le tour – habile – joué par le metteur en scène pour commencer son spectacle, après tout, le vertige de la scène vide doit être au moins aussi fort que celui de la page blanche ! La très grande réussite du spectacle – et insistons sur la dimension spectaculaire – balaie bien vite les quelques interrogations suscitées par le procédé. En effet, on reconnaît le metteur en scène de théâtre à l’œuvre et dirigeant ses acteurs, travaillant les gestes, les attitudes, l’adresse de chaque réplique. Cette Bohème est bien vivante, il y a du vrai dans l’étreinte consolatrice de Marcello et Rodolfo à la fin, et comme toujours le signe extérieur de réussite : tout cela respire le plaisir de jouer.
Les oreilles sont aussi à la fête pour ce spectacle pimpant : un orchestre national des bons jours, qui met la nervosité de ses cordes au profit d’une alacrité de ton, et des bois solistes colorant délicieusement le tout. La direction de Lorenzo Passerini est théâtrale et demie au risque du tonitruant, mais toujours attentif au plateau – proposant une véritable direction de chant – et aux détails de l’orchestre puccinien.
La distribution s’avère parfaitement convaincante. Selene Zanetti (Mimi) maîtrise délicatement un instrument puissant doté d’un timbre fruité, et réussit à donner au personnage sa fragilité et son caractère enjoué. Pene Pati (Rodolfo) dispense chaleureusement sa voix solaire – avec plus d’aisance en seconde partie qu’en première – soignant une ligne vocale facile. Le Marcello d’Alexandre Duhamel révèle un tempérament généreux, presque rabelaisien au risque d’être excessif. Francesco Salvadori (Schaunard) et Guilhem Worms (Colline), bien en voix, font mieux que compléter le quatuor en s’emparant avec finesse de leurs personnages, participant à colorer cette galerie bohème. Amina Edris est une Musette de très haute volée. La voix est longue, le timbre charnu, et le personnage ne manque ni de piquant ni de gravité, sa prière arrache des larmes. Saluons aussi le Benoît truculent de Marc Labonnette.
Le Chœur Unikanti est savoureux à souhait et complète idéalement cette belle soirée de musique et de théâtre, bref un vrai spectacle d’opéra.
J. C
À lire : notre édition de La Bohème/L'Avant-Scène Opéra n° 20Pene Pati (Rodolfo) et Selene Zanetti (Mimi). © Vincent Pontet