Grand angle, Paris, 2023.
1959. Le Hollandais volant mis en scène à Bayreuth par Wieland Wagner, qui disait y avoir obtenu une distribution « de classe mondiale » (George London, Leonie Rysanek, Josef Greindl), clôt le cycle des dix opéras mis en scène par l’aîné des petits-fils de Richard Wagner depuis la réouverture du Festival en 1951. Neuf ans d’une révolution qui est devenue manifeste artistique et a fait courir les foules, pas seulement allemandes, au fin fond de la Franconie. Il va falloir faire durer, désormais, tout en se renouvelant avec un programme immuable. Le Festival est à son plus rayonnant, les mises en scène sont devenues l’un des points forts du lieu, à l’égal de la qualité orchestrale et du niveau vocal, exceptionnels. Côté visuel, les vrais passionnés ont vite compris que le cadet, Wolfgang, ne produit pas des spectacles aussi renversants de beauté, de puissance expressive et d’ambitus intellectuel que son aîné : ils servent surtout à rassurer la frange du public le plus conservateur, que les audaces de l’aîné révulsent – frange au premier rang de laquelle se trouve et s’exprime leur mère, Winifred, la grande amie de Hitler, à qui elle a inféodé la manifestation dix ans durant. Côté chefs, les baguettes se renouvellent encore avec bonheur. Côté distributions, on tourne déjà un peu en rond, mais encore à un tel niveau d’exception !
Le problème, l’hiver qui suit, c’est que Leonie Rysanek n’est pas disponible pour l’été suivant et qu’il faut trouver une Senta qui fasse autant sensation qu’elle. Une jeune femme de 20 ans, recommandée par Wolfgang Sawallisch, vient auditionner devant le clan Wagner. L’intensité de son interprétation, l’impact de sa voix font que Wieland lui dit de revenir pour le début des répétions musicales car il n’a rien à lui apprendre, tant elle a intégré son style et sa production qu’elle a vu l’été précédent ! C’est ainsi qu’Anja Silja entre dans l’histoire du Festival – son interprétation, saisissante, sera un triomphe – et un an et demi plus tard dans la vie de celui qui sera son Pygmalion. Une idylle qui durera moins de six ans, du fait du décès prématuré du génial metteur en scène, qui en refusant les didascalies des livrets wagnériens, les costumes historiques, les décors réalistes, le jeu naturaliste, en jouant au contraire du vide de l’espace, de la transcendance de la lumière, du symbole et de l’analyse pour creuser la vérité des personnages, donne enfin aux œuvres de son grand-père cette dimension d’art total qu’il n’avait pas su créer un siècle plus tôt et qui s’inscrit dans une modernité absolue en phase avec son époque.
Nombre de livres ont raconté le parcours intellectuel, les images créatives, l’influence sur toute une génération d’un créateur trop vite enterré, sauf par ceux qui ont eu le privilège d’assister à ses spectacles, particulièrement au Festspielhaus. Citons, en français, les très simplistes Entretiens avec Wieland Wagner d’Antoine Goléa (Belfond), le polémique Wieland Wagner et la survie du théâtre lyrique signé Claude Lust (La Cité), l’Essai sur la représentation du drame lyrique de Christian Cheyrezy (L’Harmattan) au regard de Sollers et Derida. L’édition allemande s’est beaucoup plus concentrée sur la famille « royale » de Bayreuth, ses frasques, ses haines, ses drames, son rapport indélébile avec le nazisme, chacun des acteurs donnant à son tour, directement (Friedelind, la sœur, bien avant tous les autres, Wolfgang, Gottfried son fils, Nike, la deuxième fille de Wieland, Anja Silja elle-même), ou par rédactrice interposée (Winifred, la mère impérieuse – sans compter l’extraordinaire entretien filmé accordé à H. J. Syberberg en 1976 – Gertrud, l’épouse délaissée de Wieland), sa version de la saga familiale.
Mais sous forme de bande dessinée – vecteur désormais incontournable de la narration historique simplifiée et très accessible – personne n’avait encore traité des amours de Wieland et d’Anja, annoncées comme « l’histoire d’amour passionnée et interdite qui redonna vie à l’œuvre de Richard Wagner… ». C’est sortir quelque peu de la vérité historique, Wieland n’ayant pas attendu sa rencontre avec la cantatrice berlinoise pour entamer sa révolution artistique, qui consista surtout, vu l’époque et le contexte des années 1950, en une réhabilitation de l’œuvre grand-paternelle et de son temple bayreuthien, en parallèle à sa propre réforme scénique, qui influença rapidement tout l’univers de la représentation lyrique mondiale.
Les 78 pages de l’album dessiné par Emilio Van der Zuiden (graphiste, directeur artistique, dessinateur de BD, auteur) se parcourent avec un réel plaisir, face a un graphisme réaliste accentué par le style hérité de la ligne claire belge, (mais sans trop d’identification physique des personnages : hors Adolf Hitler et un peu Gertrud, on aura du mal à reconnaître les membres de la famille, comme Wieland, très rajeuni, et Anja même). Le scénario de Stephen Desberg (un habitué de Tintin, Spirou, à suivre naguère, aujourd’hui spécialisé dans le thriller en BD) est habile, varié, et bien dans le type de narration fluide qu’appelle le genre et traite des fondamentaux historiques, tels le fait qu’il y a eu longtemps des sympathisants nazis à Bayreuth devenu Neues, dans l’environnement du Festival, dans le public, dans la famille même qui s’est compromise, que Wieland lui-même, jeune, s’était compromis, et était devenu après l’effondrement de 1945 un taciturne qui macérait un passé sulfureux, tandis que son frère n’avait aucun remord, continuant à révérer comme sa mère les ombres brunes, en attendant patiemment le pouvoir sans partage. Mais ce scénario accumule erreurs, télescopages, et détails archi-faux. Non, Anja Silja ne rencontra pas Wieland après une Salomé berlinoise qu’elle aurait dansée poitrine nue, non, elle n’a jamais chanté Isolde à Bayreuth (mais à Rome, à Turin, à Bruxelles), et certainement pas en 1961, année sans Tristan au programme du Festival. Et y faire apparaître en fosse un chef jeune et brun en guise d’un Karl Böhm quasi chauve et sexagénaire, ou Theo Adam dans le costume de Wotan du Ring de 1965, est absurde. Comme faire croire que la salle ait mal réagi est faux : c’est pour Les Maîtres Chanteurs de 1956 et surtout ceux de 1963 que le scandale est advenu jusque dans l’amphithéâtre. Tout cela montre surtout une grande légèreté dans le traitement des sources et des images… comme de faire croire qu’il y ait eu un Parsifal signé Wolfgang avant celui de Wieland et Boulez en 1966 – il attendit sagement 1975 et ravit par sa pauvreté les partisans d’un opéra sans contenu. Quant au sinistre Bodo Lafferentz, beau-frère que Wieland détestait, ici machiavélique meneur de jeu, il avait certes en tant que Lieutenant-Colonel SS dirigé l’organisation Kraft durch Freude et les Festivals de guerre en 1943-1944 mais n’avait aucune influence sur la direction du Festival au temps de Wieland et Wolfgang, se contentant de fréquenter sa belle-mère et sa cohorte de nostalgiques du Führer.
Alors oui, reprendre l’histoire amoureuse (et scandaleuse selon les normes familiales) d’un héritier qui initia l’idée même du Regietheater (théâtre de metteur en scène) qui fait florès aujourd’hui jusqu’à l’excès, et d’une jeune diva, parfois capricieuse, plonger dans leur destin contrarié et en rendre toute la dimension tragique qui s’est inscrite aussi dans la légende dorée de Bayreuth, c’est formidable. Mais qu’il est dommage que le travail de détail historique ait été ainsi bâclé.
Pour le connaisseur, ce sera l’occasion de se confronter à ce qu’il sait, pour l’innocent, ce sera une belle histoire qui, si elle l’inspire, lui permettra peut-être d’entrer dans un monde qui peut fasciner. Reste une question : à quand un biopic ou une série télé sur la famille royale de Bayreuth ?
P. F