Renato Dolcini (Esculapio), Kangmin Justin Kim (Aristeo), Zachary Wilder (Erinda). © Marc Ginot

En clôture de saison lyrique montpelliéraine, l’exhumation française de l’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680) est une révélation dans l’acoustique de l’Opéra-Comédie. La résidence de Philippe Jarousssky et de son ensemble Artaserse à l’Opéra de Montpellier permet ce coup d’éclat (trois représentations), vivifié par une distribution vocale de haut vol et la mise en scène baroquissima de Benjamin Lazar.

Un autre Orfeo baroque, après ceux de Monteverdi et de Rossi ? Sur un livret d’Aurelio Aureli, cet Orfeo vénitien fut créé en 1672 dans l’un des premiers théâtres publics d’opéra (San Salvatore). L’œuvre en trois actes respire le baroque vénitien tant les registres lyrique, élégiaque et burlesque se télescopent au fil d’intrigues croisées qui revisitent le mythe fondateur de l’opéra. Au couple d’Euridice et d’Orfeo se superpose celui d’Autonoe et d’Aristeo (frère d’Orfeo). Las … rongé par la jalousie méfiante du glorieux héros (qui planifie le meurtre d’Euridice !), le couple mythique ne résiste pas aux épreuves des Enfers. C’est Euridice qui presse son amant de venir l’exfiltrer, c’est Orphée qui se retourne vers sa bien-aimée, précipitant sa disparition définitive, suivie de la sienne : quelle déconstruction du mythe ! En contrepoint, la constance (et les métamorphoses) de la princesse Autonoe aura raison des caprices d’Aristeo, amoureux d’Euridice, et faire advenir le lieto fine. Dans leurs pas, six personnages burlesques s’agitent et contribuent aux tribulations du noble quatuor. Ouvrant et clôturant le spectacle, la nourrice Erinda est plus qu’un épigone d’Arnalta (L’incoronazione di Poppea) : une cynique entremetteuse à la vénitienne – « Qui veut jouir doit donner » (incipit d’aria). Le comique tandem d’Achille et d’Hercule s’aventure dans les coulisses de Pluton tandis que les manigances d’Esculape ou celles du centaure Chiron pimentent les incidents de cette géographie amoureuse. Qui n’a rien de la carte du Tendre !

Le plaisir est autant musical que scénique avec cette brillante réalisation. Conçu par la décoratrice Adeline Caron, le dispositif unique d’un demi-théâtre élisabéthain à gradins, découpé en trois pans, encercle un plateau rond. Il s’avère astucieux tant il permet de cerner l’action principale sur le plateau, tout en ménageant des circulations sur les gradins en fer. L’ensemble bénéficie de deux effets dynamiques. L’un réside dans la rotation du plateau (« Eppur, si muove ! ») qui démultiplie le cheminement des protagonistes au-dessus, ou bien le contrarie (par le sens inverse) en annulant notamment l’avancée des héros aux Enfers. Une manière de distribuer les espaces entre vie et mort, entre jouissance et souffrance. L’autre effet surplombe la scénographie depuis de hauts panneaux aux lamelles réversibles. Sous les lumières contrastées (Philippe Gladieux), ces lamelles sont alternativement rouge lumineux (la passion) ou miroirs fragmentant la perspective. Encore un geste éminemment baroque ! Quant au luxe, il est réservé aux costumes (Alain Blanchot) qui habillent les corps mobiles de manière très caractérisée. Retenons le plus chamarré – celui de la matrone Erinda en drag queen qui ravive les codes de l’homoérotisme sur la scène vénitienne. Et les plus excentriques : l’un dévolu à Chiron, crinière et queue de centaure sur ses sabots-échasses et béquilles de rescapé ; l’autre au jeune berger Orillo, punk tatoué. L’opulence baroque préside également au jeu scénique imaginé par Benjamin Lazar. Un jeu sensible qu’il soit pathétique ou carnavalesque, bouillonnant, parfois transgressif. A contrario, l’ombre d’Euridice, apparue au dormeur Orfeo, est une stase bouleversante.

Musicalement, l’opulence devient surenchère avec cette partition aussi inventive que celle de l’Elena du confrère Francesco Cavalli. Qu’admirer le plus : les tempi de danse pulsés par les percussions, la variété des airs (modes, mesure, dessein rythmique) que l’ensemble Artaserse s’emploie à exprimer sous la baguette attentive de Philippe Jaroussky (qui donne même la réplique vocale de l’Écho !). En effet, les configurations du continuo (cordes frottées ou cordes pincées, clavecin ou orgue), les articulations des cordes, la coloration des flûtes à bec ou cornets à bouquin participent de cette dynamique. Depuis Il Primo omicidio de Scarlatti (Opéra Berlioz, 2021), le chef et son ensemble sont en pleine ascension.

D’excellents chanteurs, rompus à ce répertoire, se partagent récitatifs et airs, les rares duos simultanés étant réservés au couple mythique (lever de rideau) et à celui réconcilié (final). Les soprani Alicia Amo (Euridice) et Maya Kherani (Autonoe) sont des musiciennes accomplies, très sollicitées par le compositeur. La première allie le brio vocalisant à l’expression tragique de son ultime aria (accompagnée par le seul luth), climax émotionnel de la soirée. La seconde conjugue l’abattage de la Bohémienne (travestissement) avant le chant émouvant de l’amoureuse trahie. Distribuer Orfeo à la soprano Arianna Vendittelli est un choix assumé tant le timbre sombre et l’engagement vigoureux la distinguent de sa compagne. Son aria di furore (troisième acte) est virtuose avant de libérer son lamento et ses ultimes sortilèges face aux animaux (incarnés par trois excellents artistes de pantomime). Autre choix judicieux, celui de confier l’inconstant Aristeo au contre-ténor Kangmin Justin Kim. Le charme androgyne et la sensualité du timbre le singularisent, tandis que Sartorio lui confie des récitatifs emplis de ruptures.

Venons-en aux interprètes burlesques, sel de l’opéra vénitien. Deux chanteurs s’y taillent la part du lion. L’un, le ténor Zachary Wilder (la nourrice Erinda), tire parti de son expérience internationale du répertoire baroque (depuis 2010) pour valoriser une verve impertinente sans que la vocalité ne soit altérée. L’autre, la mezzo Gaia Petrone (berger Orillo) est un lutin au timbre corsé, sachant swinguer ou se muer en flamenca par son jeu percussif sur le siège d’un fragment de colonne, devenu cajón. Travesti en clowns blancs, le duo Achille/Hercule remplit aussi de joie les spectateurs : le contre-ténor Paul Figuier, au legato exemplaire (remarqué dans le rôle de Nireno du Giulio Cesare dirigé par Jaroussky), et son comparse ténor, David Webb, sont de fieffés complices et non plus des divinités. L’ironie sceptique du baryton Renato Dolcini sied au rôle d’Esculape, alors que sa prestance habite celui de Pluton. Piaffant d’impatience sur ses sabots, la basse Yannis François (Chiron, Bacco) est un artiste polyvalent, cependant plus performant dans ses déplacements acrobatiques que dans les vocalises flottantes de ses deux airs.

« Qui aime ne jouit pas d’une heure de paix ! » chante un protagoniste. À Montpellier, le public a bénéficié de trois heures de festivité ! Si France Musique ne capte hélas pas cette nouvelle production, les amateurs pourront découvrir l’œuvre et la production à compter du 28 aout 2023 à l’Arcal (Paris), interprétée par les jeunes stagiaires de la Fondation Royaumont. Saluons l’esprit de transmission et de recréation qui anime Philippe Jaroussky.

Sabine Teulon-Lardic


Arianna Vendittelli (Orfeo) et Alicia Amo (Euridice). © Marc Ginot