La brochure de l’Opéra royal de Versailles propose pour titre de son unique article « Un Ring à Versailles, le rêve de Louis II de Bavière ». En effet, le monarque bavarois vénérait Versailles autant qu’il adulait la musique de Wagner, et la proposition est séduisante même si nous n’avons pas trouvé la trace de ce désir dans les quelques publications sérieuses consacrées à Louis II (perdues dans un océan de mièvreries fantasmées de type bernien). Pour autant, c’est plutôt l’hypothèse d’une proximité entre l’acoustique de l’Opéra royal et celle de Bayreuth qui excita notre curiosité : salle aux dimensions réduites, et, version de concert oblige, un placement bien différent de Bayreuth qui permet néanmoins au son de l’orchestre de porter les chanteurs, le pari semblait peu risqué. C’est peu dire que la réalisation a largement dépassé nos attentes.
 
Laurent Brunner a invité le Théâtre national de la Sarre à donner son Ring à Versailles (Walkyrie programmée à l’automne), faisant découvrir au public versaillais (et aux parisiens de bonne volonté) une maison de répertoire au savant métier. Ainsi, c’est d’abord à l’orchestre qu’il faut rendre hommage : l’ouverture permet d’évaluer, non seulement les capacités des instrumentistes à réaliser des arpèges de mi bémol majeur, mais encore l’homogénéité, les couleurs, la gestion de la tension cumulative qui se résout en pirouette dans cette ellipse sublime où, dans un fondu-enchaîné, on passe de la création du monde aux ondulations liquides des filles du Rhin. Véritable orchestre de théâtre, l’ensemble respire la cohésion et le sens du drame, que le directeur musical Sébastien Rouland anime encore d’un esprit attentif. Attention qui se porte tant sur les solistes de l’orchestre, sur les tempos tendus et assouplis au gré de l’action polymorphe (on flirte parfois avec la comédie sur l’Olympe wotanien…), que sur les chanteurs qu’il rattrape au vol avec maestria (sortie de route évitée pour Loge) ou avec lesquels il joue le drame. Outre la mise en scène sonore de l’action, cette attention précise permet aussi au texte d’être prononcé et entendu dans ses moindres détails. On reconnaît là le véritable chef de théâtre qui s’occupe des mots autant que des notes.
 
La distribution réunit des voix qui, à défaut d’être toutes d’une singularité remarquable, sont parfaitement dimensionnées pour les rôles, à de rares exceptions près. En outre, tous accordent un soin méticuleux à la déclamation. Les filles du Rhin ouvrent le bal avec style, le chant est incarné et délicat, du soprano radieux de Bettina Maria Bauer, à la Wellgunde classieuse de Valda Wilson, en passant par la Flosshilde au pied levé de Melissa Zgouridi, qui éblouira plus tard en Erda large de voix, au timbre velouté et en pleine maîtrise de son instrument. Toutes trois ont du tempérament et l’on comprend que le Nibelung se fasse mener par le bout du nez. Werner van Mechelen donne à Alberich son épaisseur, à la fois nigaud (victime des filles du Rhin puis de Loge) et manipulateur. D’une langue fielleuse, le baryton dit son texte à merveille et sait aussi faire entrer la lumière pour faire valoir les sentiments déçus du personnage. Son frère Mime est campé par un Paul McNamara parfaitement idiomatique : bien sonore, victime tétanisée autant qu’artisan fourbe. Parmi les exclus du royaume des dieux, il y a aussi le Fasolt d’envergure et bien chantant de Markus Jaursch et le Fafner abyssal de noirceur d’Hiroshi Matsui. Au Walhalla entrent les déesses, la Freia bien en voix d’Elizabeth Wiles, et la Fricka kammersängerin de Judith Braun qui sait pour autant s’imposer face à son Wotan de mari. Le Froh d’Angelos Samartzis impressionne par l’ampleur des moyens, une voix du plus beau métal et un sens de la ligne châtié. Stefan Röttig assume les lignes de son Donner, y compris les appels finaux pour éclaircir le ciel, mais on sent la limite proche. Le Loge d’Algirdas Drevinskas donne une leçon de chant et de théâtre avec des moyens vocaux qui flottent pourtant un peu dans les habits du personnage, mais le phrasé au service de ce dandy en rupture de ban est exquis et le caractère composé avec art et sans cabotinage. Enfin Peter Schöne étonne d’abord en Wotan, moins noir qu’attendu (quoiqu’il ne s’agisse pas encore du Wanderer), juvénile, il sait convaincre – encore une fois le phrasé, la complicité avec les autres artistes, l’assurance du souffle et des mots – en dévoilant puissance et autorité.
 
Ce Prologue est annonciateur de belles matinées versaillaises, la Walkyrie à venir cet automne puis le reste du cycle, même sans mise en scène, car cette représentation n’a pas manqué un seul instant de théâtre du meilleur cru. Et après le Ring pourquoi pas le reste, l’Opéra royal semble, rétrospectivement, avoir été conçu pour ! 


Jules Cavalié