Thomas Blondelle (Manru) et Lucie Peyramaure (Asa). © Jean-Louis Fernandez
Manru est l’histoire d’un déchirement, d’un abîme qui se creuse. Ulana, villageoise paysanne, a épousé Manru, tzigane. Depuis, ils vivent dans « la cabane aux portes du village », ni parmi les paysans tatras, ni parmi les Tziganes, proscrits. Si Ulana n’aspire qu’à la reconnaissance de sa famille par sa mère, Manru entend l’appel de sa communauté résonner en lui. L’itinérance rude contre la sédentarité précaire, à ces aspirations contraires correspondent deux communautés antagonistes qu’une même intolérance divise. Manru cède finalement aux sirènes du retour à la liberté, transporté par le chant du violon tzigane, les promesses de liberté et de sensualité qu’il fait entendre, et séduit par la perspective de connaître la jeune Asa dont le vieux Jagu lui dépeint les charmes. De son côté, Ulana fait appel aux connaissances d’Urok en herboristerie pour regagner l’amour de Manru. Soupirant en vain auprès d’Ulana, Urok est un personnage ambivalent, moqueur, cruel mais aussi protecteur et finalement rédempteur. Cette intrigue complexe, mais subtilement menée, a inspiré à Paderewski une partition chatoyante. Tributaire du langage wagnérien (plus qu’influencé), le compositeur met au point un réseau de motifs sans les traiter de façon wagnérienne, c’est d’ailleurs plus le continuum musical et une harmonie accumulant parfois les tensions qui peut rapprocher le compositeur polonais de l’allemand. On entendra plus souvent un lyrisme informé par la Jeune École italienne, ainsi que des tournures mélodiques signalant l’Europe centrale. En somme, le langage n’est pas révolutionnaire pour 1901, mais il est maîtrisé et mis au service d’un propos dense et convaincant. La partition et le livret justifient ainsi pleinement cette création française.
La mise en scène de Katharina Kastening joue habilement et sans ostentation de la faille qui se creuse entre les deux personnages. Au moyen d’une grande paroi translucide qui divise la scène en deux, séparant l’espace public (villageois ou tziganes) de l’espace privé (la maison en bordure du village). Au troisième acte, cette séparation se fait écran de projection d’ombres chinoises où Manru sera tourmenté par ses rêves et ses obligations de père. Enfin, dévoilant la responsabilité du tzigane dans la mort prématurée d’Ulana, la séparation se lève pour permettre à Urok de se faire le vengeur de la jeune femme, et réunir dans la mort et sur un même plateau les deux époux.
La maison familiale, un modeste parallélépipède rectangle réunissant cuisine, chambre d’enfant et lit conjugal, est aussi traversée par une faille, qui – scénographiquement – permet d’ouvrir l’espace restreint et de ménager une entrée en son fond. L’ensemble est intelligemment utilisé puisque le toit sera à la fois le lieu où Manru se montrera comme enchaîné à cette vie domestique, puis le poste d’observation d’Urok, tirant les ficelles de la séparation du couple. Les scènes de foule animent le plateau et la direction d’acteurs est soignée.
Musicalement, la soirée est emmenée par la directrice musicale de la maison, Marta Gardolińska. Tour à tour spectaculaire, sensible ou colorée, sa direction exprime avec chaleur les deux nostalgies antithétiques, celle sobre et douloureuse d’Ulana et celle colorée et impétueuse de Manru. L’orchestre, qui révèle parfois ses limites, est maîtrisé, au service du plateau vocal.
On y retrouve Thomas Blondelle en Manru, un rôle privilégiant les médiums, ce qui permet au chanteur belge d’éviter les écueils (aigus tendus et disjoints du reste de la voix) qui obéraient son Schatzgräber à Strasbourg à l’automne dernier. La couleur est splendide, le sens du phrasé délicieusement sensuel et son personnage torturé à souhait. L’Ulana de Gemma Summerfield est bouleversante, son timbre argentin se mariant idéalement avec la fêlure inscrite dans le personnage. L’Urok de Gyula Nagy compense en gouaille et en présence scénique ce qui lui manque de noirceur et peut-être de vaillance, au contraire de l’Oros de Tomasz Kumiega, imposant une voix sombre et puissante. Toutefois, parmi les tziganes c’est l’Asa de Lucie Peyramaure qui emporte les suffrages haut la main. La voix pulpeuse est parfaitement homogène et fait valoir un très beau bas-médium autant que des aigus soignés. La jeune chanteuse compose de surcroit un personnage plus intéressant qu’une simple séductrice, ne manquant pas d’autorité pour s’opposer à Oros. Enfin le Jagu d’Halidou Nombre manque de profondeur pour asseoir l’autorité du vieux sage. On citera aussi le beau violon tzigane d’Artur Banaszkiewicz, convoqué deux fois par Paderewski.
Enfin, rendons hommage à celui dont on ne sait plus rien alors qu’il fut tant à son époque : Ignacy Jan Paderewski, vedette internationale du piano, figure nationale de l’indépendance puis de la Résistance polonaise, est aussi un compositeur digne d’intérêt dont le Manru mériterait de revoir la scène.
Jules Cavalié
Thomas Blondelle (Manru), Gemma Summerfield (Ulana) et Gyula Nagy (Urok). © Jean-Louis Fernandez