© Jean-Louis Fernandez
À l’Opéra de Lyon, Katia Kabanova emplit la scène d’une présence architecturale imposante, manifeste d’enfermement social et mental appuyé, sans empêcher heureusement l’incandescente Katia de Corinne Winters de prendre le premier rang d’un spectacle de haut niveau.
La dernière Katia Kabanova qu’on ait eu le bonheur de voir, à Salzbourg l’été dernier, imposait, entre autres merveilles, dont la moindre n’était pas l’héroïne incarnée par Corinne Winters, le vide même de l’espace, celui du Manège des Rochers, de son mur fascinant et son immense scène nue mais peuplée d’une foule immobile des témoins d’un drame irrépressible. Contraste absolu à l’Opéra de Lyon, le décor de Barbara Hanicka phagocyte la totalité de l’espace scénique : à jardin, l’écorché d’une HLM, triste témoin de l’ère soviétique, au centre, un escalier sinistre installé à contre-jour d’une grande paroi translucide, à cour enfin, au dessus d’une loggia avec un petit tourniquet d’enfant esseulé, une façade disant l’enfermement architectural d’un XXe siècle déprimant et pas seulement côté communiste du monde, même si, au travers des baies, on peut imaginer les habitants contempler une Volga invisible du spectateur. Pas de naturalisme ici, hormis des coulées de lierre anachroniques qui envahiront maladroitement escalier et appartements sans ajouter vraiment de sens et d’à propos. Pas de nature donc, pas de ciel, pas d’orage ni d’eau, même réduite à une fontaine délabrée comme dans la fameuse production de Christoph Marthaler à Salzbourg (reprise à Toulouse et Paris), fondamentalement urbaine et matrice de nombre des productions d’aujourd’hui qui surlignent jusqu’à l’excès l’analyse psychologique de l’enfermement propre à l’œuvre. Assurément, la metteuse en scène polonaise Barbara Wysocka a retenu la leçon. On aura ici saisi dès l’irruption de la musique, tout l’univers de l’héroïne et de son entourage dévastés par l’inexistence du bonheur. Et cet univers physique qui restera immuable, les quelques nuances d’éclairage (Benedikt Zehm) ne modifiant en rien l’impérieuse présence de l’espace clos et prégnant. Katia ne se noiera même pas, tombant simplement au sol de la case/appartement du rez-de-chaussée. La nécessaire et mortelle libération de l’héroïne, qui n’ouvrira au final à aucun tsunami émotionnel parmi les témoins, ne se fera sentir en fait qu’au travers de son interprète, heureusement majeure. Car Barbara Wysocka, qui se perd à analyser l’œuvre sous un angle féministe de la révolte lucide et non du subi, dirigera bien ses acteurs, mais sans parvenir à ce sentiment d’universalité communicative que Barrie Kosky offrait au public de Salzbourg. Si ici cela fonctionne parfaitement, sur le plan narratif – cela reste une fort belle production – cela ne porte pas l’oblation de Katia à son plus saisissant, faute d’effet loupe au milieu de ce décor trop présent. De ce fait, Corinne Winters, hantante à Salzbourg, n’atteint pas tout à fait la même sidérante défonce partagée, même si elle n’est pas moins l’interprète numéro 1 du rôle aujourd’hui. La voix reste magnifique, pleine, lumineuse, le timbre est superbe, la radiance physique et théâtrale sont de premier plan, la fraîcheur, l’énergie, la présence sont marquantes et ne peuvent que captiver par leur humanité d’avance vaincue. Mais qui mènent dans la gestion de crise de Barbara Wysocka à un choix libérateur au sens moderne (le suicide assumé, voulu plutôt que subi, par contrainte) et sa propre résurrection in fine, Katia se relevant pour devenir spectatrice, ou plutôt témoin – déjà entrevu en tout début de représentation, face à son cadavre – d’un combat personnel qui s’avère ainsi une victoire plus qu’une défaite.
Mais Katia ne peut exister qu’entourée par les personnages de la machine fatale qui construit son destin. Et la distribution s’avère une réussite face à elle, avec d’abord la Kabanicha de Natascha Petrinsky dont le grand mezzo charnu mais bien usé construit un personnage moins monstrueux que souvent : beauté qui se fane, égoïsme forcené, jalousie impénitente, Marfa Kabanova s’inscrit ici plus en rivale sur le retour qu’en matrone viscéralement méchante. Quant à la Varvara d’Ena Pongrac, elle est tout simplement délicieuse et éclaire d’un soprano ravissant, clair et vif, son personnage insouciant que son désir de vie ne mine en rien, contrairement à sa belle-sœur. Les amants sont tout aussi bien caractérisés : le Boris d’Adam Smith (époux à la ville de Mme Winters), séducteur charpenté, aussi imposant que sonore et aisé d’aigus, déconcerte presque à être veule, tandis que le Koudriach de Benjamin Hulett, poète égaré et évanescent qui métamorphose la tristesse en beauté. Le Tikhon d’Oliver Johnston, vrai ténor de caractère est, lui, moins veule que de coutume. Retrouver enfin Willard White, que l’âge a bien terni mais avec une jolie patine, reste un plaisir.
Seconds rôles membres des Solistes du Lyon Opéra Studio, excellente habitude, chœurs maison excellents, tout concourt à un plateau de haut niveau, que l’orchestre, emporté par la fouge, l’allant, la perpétuelle mobilité donnée à l’écriture de Janáček, porte parfaitement sous la baguette très enlevée d’Elena Schwarz. Certes, l’alchimie sonore si particulière au langage du compositeur morave n’est en matière de timbres verts, de couleurs crues, d’oppositions diffractantes, pas aussi fascinante que sous des baguettes plus authentiquement tchèques. C’est un détail dont le public conquis de Lyon n’a pas tenu rigueur, alors qu’il fêtait son orchestre et la jeune cheffe australienne.
Pierre Flinois
© Jean-Louis Fernandez