Tatiana Pavlovskaya (Tsarine Militrissa) et Bogdan Volkov (Tsarévitch Gvison). © Klara Beck
S’il est un genre littéraire pourvu de pouvoirs magiques, c’est bien le merveilleux. Doté d’une puissance de fascination renouvelable à l’infini, qui s’exerce autant sur les plus jeunes que les adultes, les contes sont forts d’une fabuleuse puissance symbolique qui décuple leur capacité expressive, et partant en font aussi une intarissable source de commentaires. Bref, parachevons cette liste de truismes en disant que le conte aide à grandir et à mûrir quel que soit l’âge. Dmitri Tcherniakov embrasse ce parti pris dans une perspective singulière, celle d’une mère qui tente d’ouvrir au monde son fils atteint du syndrome d’Asperger, par l’intermédiaire du conte du tsar Saltane. Mère et fils revivent ainsi le départ du père à travers cette histoire de séparation, tentative d’enchanter le traumatisme pour mieux le surmonter. Ce dispositif dramaturgique se traduit scéniquement par la cohabitation du monde réel et celui, fantasmé, du conte. Militrissa et Gvidon, vêtus sobrement d’habits contemporains, sont rejoints par les personnages du conte comme détachés d’un livre d’images, portant des costumes croqués à la pointe sèche. D’ailleurs le dessin sera aussi un moyen d’expression pour Gvidon, laissant libre cours à ses sentiments à travers de superbes dessins projetés sur le mur de fond du décor, représentant souvent le trio familial perdu. D’un coup de maître, Tcherniakov ménage des moments sans l’appareil merveilleux, quand Militrissa et Gvidon se retrouvent seuls, et même le mariage avec la Princesse-Cygne. D’un seul coup dépouillée des couleurs et de la profusion de l’imaginaire, la scène semble se resserrer sur les deux personnages, leur donnant ainsi une existence psychologique plus profonde (notamment lors de la tirade de Militrissa avant de s’endormir pour la première fois à Bouïane, avant le surgissement de Lédenets). Le mariage avec la Princesse-Cygne devient la rencontre avec une psychologue censée préparer Gvidon à la rencontre avec son père. Malheureusement la liesse finale se solde par l’échec du jeune homme à y participer, et son désir plus ardent encore de revenir au conte. Fin douce-amère contrastant joliment avec la fête rimskienne : le conte et la fiction peuvent beaucoup, pour autant que les hommes sachent – à l’écoute des autres – limiter leur volonté : des dialogues fictifs projetés sur le décor nous apprennent que Saltane a lui-même convoqué ses amis à être témoins de ces retrouvailles, en dépit des mises en garde de Militrissa sur l’état fragile de leur fils. Outre l’intelligence du propos, sa finesse et sa pertinence en termes de spectacle, on soulignera la qualité de la direction d’acteurs, la beauté – et la drôlerie – des tableaux formé par les personnages du conte « incrustés » dans les très beaux décors dessinés et projetés de Gleb Filshtinsky.
L’équipe vocale réunie se distingue par sa cohérence et sa remarquable qualité. Bogdan Volkov (Gvidon) livre ainsi une prestation saisissante en enfant perdu, la voix vaillante (aigus radieux) et s’illustre aussi dans la tendresse et l’introspection – mieux qu’un chanteur, un interprète. Tatiana Pavlovskaya (Militrissa) est idéale en tsarine déchue, la voix homogène dans toute son étendue (beaux graves) est au service d’une ligne vocale soignée et d’un personnage réservé mais néanmoins plein de relief. Les trois méchantes, Stine Marie Fischer (la Tisserande), Bernarda Bobro (la Cuisinière) et Carole Wilson (Babarikha) distillent à la perfection le fiel et la couardise nécessaire, avec une solidité vocale qui participe à la réussite de ce véritable triple act. Ante Jerkunica fait un tsar Saltane classieux, voix soyeuse et ligne altière, et l’on rencontre à sa cour un admirable vieil homme, Evgeny Akimov, au timbre clair et à la voix généreuse, croquant avec malice ses personnages (il est aussi premier navigateur), tout comme Ivan Thirion (Messager/deuxième navigateur) et Alexander Vassiliev (Bouffon/troisième navigateur. Enfin, cette équipe est couronnée par la présence irradiante de Julia Muzychenko en Princesse-Cygne. D’un cristal d’une pureté parfaite, elle nous transporte dans l’univers du conte, mais c’est à la fin, quand elle se détache du décor pour faire un personnage humain, qu’elle révèle toute sa puissance suggestive. Touchante et émouvante, sa rencontre avec un Gvidon idéal (répétons-le sans craindre la critique à coup de marteau) relève de l’évidence, et le spectateur aborde alors un de ces rares sommets d’émotion qui justifient de revenir sans cesse au théâtre lyrique et de tolérer souvent des abysses d’ennui et de contresens (mais dans notre expérience, jamais à Strasbourg).
En fosse, le directeur musical du philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov, tient l’orchestre et le conduit avec rigueur. On goûte les arêtes de la partition (toujours le dessin à la pointe sèche) en même temps que les saveurs d’un orchestre en grande forme, si l’on peut imaginer version plus rêveuse, cette lecture convainc sans peine.
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L’Opéra national du Rhin réalise avec ce spectacle une réussite rare, fruit d’un savoir-faire savamment entretenu par l’institution alsacienne, et que l’annonce de la prochaine saison confirme. La variété des titres de Lakmé à Norma en passant par une création de Bernard Foccroulle, ou encore la rareté absolue qu’est Guercoeur, le goût démontré à travers le choix des artistes, tant pour les têtes d’affiche que pour les seconds rôles, et les options esthétiques diverses, mais sans tapage ni effet de manches, contribuent à maintenir et renouveler l’intérêt suscité par cette maison.
Jules Cavalié
À lire : Notre édition du Conte du tsar Saltane/L'Avant-Scène Opéra n° 333Julia Muzychenko (Princesse-Cygne) et Bogdan Volkov (Tsarévitch Gvidon). © Klara Beck