Il tabarro. © Fabrizio Sansoni/Opéra de Rome
La double affiche qui réunissait Il tabarro et Le Château de Barbe-Bleue est le premier volet d’un projet monté par l’Opéra de Rome avec le festival Puccini de Torre del Lago qui proposera sur trois ans un opéra du Triptyque couplé avec une œuvre d’un compositeur contemporain de Puccini. En effet, les deux opéras ont été créés la même année (1918), le premier à New York et le second à Budapest. Mais l’opéra de Bartók était achevé dès 1911 et n’a pas été monté alors car jugé peu adapté à la scène par le jury du concours Erkel et par son éditeur.
Dans sa note d’intention, Johannes Erath a beau affirmer qu’il y a plus de symbolisme et d’impressionnisme dans ll tabarro et plus de réalisme dans Le Château de Barbe Bleue qu’on se l’imagine en général, sa mise en scène, surtout pour ce qui concerne l’acte de Puccini, échoue quelque peu à le prouver. Refusant tout réalisme, il a en effet vidé la scène des éléments pouvant rappeler le contexte original, la péniche à quai et l’univers « populaire » des mariniers, – n’étaient les costumes, et les a remplacés par un ensemble de toiles peintes manipulées à vue par les machinistes dont l’une rappelle quelque peu L’Île des Morts de Böcklin auquel vient s’ajouter un habillage vidéo qui se veut impressionniste. Un grand échafaudage mobile qui resservira dans Barbe-Bleue sert de cadre au duo d’amour entre Giorgetta et Luigi, les tenant très éloignés l’un de l’autre. À l’évocation de la vie parisienne rêvée de Giorgetta, apparaissent quelques « girls » emplumées, sorties d’un music-hall des années 1920 et trois petits rats en tutu viennent illustrer son amour pour la danse. Tout cela reste très « intellectuel » et n’est guère convaincant, échouant à faire exister l’action qui ne prend corps que dans les deux grands duos.
Les personnages secondaires, Il Talpa et Il Tinco (au demeurant fort bien chantés par Roberto Lorenzi et Didier Pieri) sont insuffisamment caractérisés, de même que La Frugola qu'Enkelejda Shkoza arrive tout de même à faire exister grâce à sa personnalité et à sa présence scénique. Il en va un peu de même des trois rôles principaux qui, s’ils sont assurés vocalement avec talent et conviction, restent assez ternes au plan théâtral et dont, seul, le Luigi de Gregory Kunde, dans son célèbre « Hai ben ragione », et son duo avec Giorgetta crève l'écran abstrait de la mise en scène et réussit à faire passer le frisson des grands moments d’une soirée d’opéra. À 69 ans, le ténor américain reste impressionnant par son aisance dans un rôle spinto où il associe un médium large et puissant à une fraîcheur vocale et une facilité dans l’aigu étonnantes, après une carrière longue et qui ne semble pas devoir s’arrêter de si tôt. Maria Agresta ne démérite pas en Giorgetta mais on ne peut pas dire qu’elle s’impose vraiment dans le rôle tandis que Luca Salsi en Michele paraît un peu abandonné à lui-même et ne donne qu’un relief limité à son personnage de mari désespéré et jaloux. La fin où le metteur en scène fait apparaître Giorgetta en robe de mariée semble préluder à la seconde partie mais il n’en sera rien et il ne gardera que l’échafaudage comme élément scénique. Sa vision minimaliste dont est absente le fameuse houppelande qui donne son titre à l’opéra dans laquelle est censée se réfugier Giorgetta et où Michele dissimule le cadavre de son amant assassiné amène à une fin sans effet dramatique et laisse au spectateur l’impression d’une œuvre sans ligne de force, au livret trop chargé et inefficace.
Avec Barbe-Bleue, la mise en scène gagne en force et en lisibilité. Certes, il n’était pas indispensable de soutenir le prologue parlé (traduit en italien et confié à trois voix différentes par un extrait de La Jeune fille et la Mort de Schubert) et certains recours aux bruitages pour souligner la terreur qui se dégage à l’ouverture des sept portes sont superflus mais le travail de la vidéo prend tout son sens en évoquant de façon subtile l’univers fantasmatique dans lequel se meuvent les personnages avec des rideaux de mousselines flottants et des images abstraites, en accord avec les suggestions de la partition. Le metteur en scène a mis sur le plateau sept figurants masculins qui sont un peu comme la part agissante du personnage de Barbe-Bleue lui-même assez statique, installé à l’avant-scène devant un guéridon. Ces figurants se font tour a tour rassurants ou menaçants à l’égard de Judith et finissent par passer à tabac Barbe-Bleue au moment elle découvre le lac de larmes, un peu comme s’ils évoquaient les humiliations et les souffrances traversées dans l’enfance par le personnage. Au final, la toile de fond se lève pour découvrir la cage de scène à nu et tous les accessoires de la production ainsi que les trois femmes de Barbe-Bleue (trois des girls de la première partie) auxquelles bientôt se joindra Judith morte ou endormie par le baiser que Barbe-Bleue lui réclame depuis le début de son parcours initiatique.
L’acte unique est largement porté de bout en bout par la Judith de Szilvia Vörös, extraordinairement engagée. Sa belle voix de mezzo-soprano dramatique à la limite du soprano, magnifiquement projetée, déploie une large gamme de nuances et d’expressions pour évoquer toutes les facettes et les émotions de son rôle. Est-ce une question de langue ou de qualité vocale ou les deux ? Le baryton-basse Mikhail Petrenko semble moins engagé que sa partenaire. Il manque à son incarnation, outre la profondeur et la noirceur du timbre, ce mélange de séduction et de terreur, cette pointe d’allure aristocratique, qui devraient expliquer la fascination qu’exerce son personnage sur elle. Dans la fosse, après un Tabarro efficace mais sans relief particulier, Michele Mariotti libère tous les sortilèges du chef-d’œuvre de Bartók et de ses harmonies hypnotiques et conclut ainsi la soirée sur une note vraiment fascinante, qui rétrospectivement, fait paraitre l’opéra de Puccini bien conventionnel.
Alfred Caron
Mikhail Petrenko (Barbe-Bleue) et Szilvia Vörös (Judith) dans Le Château de Barbe-Bleue. © Fabrizio Sansoni/Opéra de Rome