Alfredo Tejada (Ramón Ruiz Alonso) et Rocio Vadillo (danseuse). © Hervé Leblanc

Ouvrage atypique mêlant de façon particulièrement heureuse flamenco, mélismes arabo-hispaniques, rythmes de danses cubaines et discrets éléments de musique concrète, Ainadamar (Tanglewood, 2003) est un opéra qui s'apparente à une cérémonie incantatoire offerte aux mânes du poète Federico García Lorca. L'officiante est ici celle qui fut sa muse et son interprète de prédilection, la comédienne Margarita Xirgu, qui, à l'approche de la mort (à Montevideo, en 1969), se rappelle sa première rencontre avec l'auteur dans le Madrid d'avant la Guerre d'Espagne et les événements ayant mené à son exécution par les phalangistes en 1936. Le meurtre fut perpétré près de Grenade, au lieu-dit Ainadamar, qui signifie « Fontaine aux larmes », titre fort approprié pour une œuvre où la déploration occupe une place essentielle. Car les larmes sont aussi celles que l'on verse pour Mariana Pineda, héroïne espagnole morte pour la liberté en 1831 et devenue plus tard le personnage éponyme d'une pièce de García Lorca écrite pour Margarita Xirgu. Mais au-delà des pleurs versés sur le destin tragique de l'Espagne, l'œuvre est aussi porteuse d'espoir puisqu'elle s'achève sur la vision fantasmatique de l'actrice qui, transformée par l'esprit de Lorca, s'identifie à Mariana Pineda en proclamant « Je suis la source, la fontaine à laquelle vous buvez. »
 
Pour cette première canadienne, l'Opéra de Montréal présente un spectacle très réussi qui traduit à merveille la dimension onirique du livret sans nuire à la compréhension d'une pièce riche en flash-back. Déjà apprécié pour son Or du Rhin en 2018, Brian Staufenbiel sait créer d'envoûtants tableaux, comme celui où le jeune Lorca découvre à Grenade la statue de Mariana Pineda qui sera à la source de son inspiration future. L'apothéose finale, au cours de laquelle l'actrice transfigurée fait irrésistiblement penser à une Vierge en majesté, s'imprime aussi durablement en notre esprit. Rien n'est terne ou glauque dans cette production où abondent au contraire couleurs chatoyantes et projections d'une grande originalité. Composante fondamentale de l'ouvrage, le flamenco se voit investi d'une charge expressive que souligne brillamment la chorégraphe et soliste Rocio Vadillo, à laquelle se joignent six remarquables danseuses.
 
Dans le rôle très exigeant de Margarita Xirgu, la soprano Emily Dorn révèle un fort tempérament dramatique doublé d'une maîtrise vocale impressionnante, notamment dans le registre grave, si éloquent dans les moments de souffrance abyssale. L'amplification des voix nous empêche cependant de goûter pleinement les qualités de couleurs et de projection de la cantatrice. Artiste sensible à l'aigu puissant, le contre-ténor Luigi Schifano campe un Lorca très touchant, mais la grande disparité entre les registres s'avère quelque peu gênante. À vrai dire, mieux eût valu s'en tenir au premier choix de Golijov, c'est-à-dire la voix de mezzo, qui se serait probablement mieux mariée au timbre de la soprano. L'élève et héritière spirituelle de Margarita, Nuria, trouve en Elizabeth Polese une interprète ardente, tandis que le chanteur de flamenco Alfredo Tejada est sidérant en inflexible Ramón Ruiz Alonso, le politicien responsable de l'arrestation et de la mort du poète. La basse Alain Coulombe possède enfin toute la gravité et la compassion nécessaires dans le court rôle du garde José Tripaldi, qui recueille les confessions des condamnés à mort. Outre la grande qualité des 24 choristes féminines, le plaisir musical repose également sur la direction d'une précision jamais désincarnée de Nicole Paiement. Trois ans après son exceptionnel Written on Skin (2020), elle retrouve l'Orchestre symphonique de Montréal avec cette partition dont elle propose une lecture d'un lyrisme exacerbé.  

Louis Bilodeau


Luigi Schifano (Lorca). © Hervé Leblanc