Fayard, 2023, 382 p., 24 €
Poursuivant ses travaux sur le romantisme et la musique du XIXe siècle, Emmanuel Reibel nous convie dans cet ouvrage à une vaste réflexion sur les différents rapports que l'on peut établir entre l'art des sons et l'univers des machines. L'étude couvre 150 ans d'histoire, soit de Rousseau à la Première Guerre mondiale, et s'articule de façon extrêmement claire et cohérente en quatre chapitres qui interrogent l'influence de la révolution industrielle sur les compositeurs, les interprètes et les auditeurs. Doué d'un remarquable esprit de synthèse, l'auteur privilégie ici un point de vue particulièrement original qui permet de jeter un regard plus global sur la société, son mode de vie et sa création artistique. Devant l'ampleur du sujet, nous nous contenterons d'indiquer quelques aspects qui intéressent plus précisément le monde de l'opéra.
La première partie – « Le métronome ou la mécanisation du temps musical » – nous apprend que Diderot et Rousseau s'opposaient de façon véhémente à toute forme de chronomètre musical, qu'ils jugeaient contraire à l'essence de la musique, reposant sur le naturel et la liberté de l'expression. Dans son Dictionnaire de musique (1768), Rousseau se désole d'ailleurs de ce qu'à l'Opéra de Paris, les oreilles sont « choquées [...] du bruit désagréable et continuel » que fait le musicien qui bat la mesure avec son « gros bâton de bois bien dur ». Nonobstant l'opinion des deux philosophes, l'idée de mécaniser le temps musical se répand peu à peu, en particulier dans l'article « chronomètre » dans l'Encyclopédie méthodique que le librettiste et musicien Nicolas-Étienne Framery publie en 1791. Un quart de siècle plus tard, Johann Nepomuk Maezel fait breveter son invention du métronome, qui reçoit la caution de Salieri et de Beethoven, avant que ce dernier ne se récuse. Pour le compositeur de Fidelio, l'appareil est en effet superflu au musicien doué du sens du tempo et ne peut aucunement suppléer à l'interprète dépourvu du sens du rythme, avis partagé également par Weber, Brahms ou Wagner. À une époque où le rubato, qui invite à « dérober le temps », est consubstantiel au romantisme, il ne serait être question de museler les musiciens, réaction qui résume bien l'ambivalence face à une innovation certes précieuse puisqu'elle renforce « le nouveau statut souverain de la partition » (p. 97), mais jugée antimusicale par ses farouches opposants.
La première partie – « Le métronome ou la mécanisation du temps musical » – nous apprend que Diderot et Rousseau s'opposaient de façon véhémente à toute forme de chronomètre musical, qu'ils jugeaient contraire à l'essence de la musique, reposant sur le naturel et la liberté de l'expression. Dans son Dictionnaire de musique (1768), Rousseau se désole d'ailleurs de ce qu'à l'Opéra de Paris, les oreilles sont « choquées [...] du bruit désagréable et continuel » que fait le musicien qui bat la mesure avec son « gros bâton de bois bien dur ». Nonobstant l'opinion des deux philosophes, l'idée de mécaniser le temps musical se répand peu à peu, en particulier dans l'article « chronomètre » dans l'Encyclopédie méthodique que le librettiste et musicien Nicolas-Étienne Framery publie en 1791. Un quart de siècle plus tard, Johann Nepomuk Maezel fait breveter son invention du métronome, qui reçoit la caution de Salieri et de Beethoven, avant que ce dernier ne se récuse. Pour le compositeur de Fidelio, l'appareil est en effet superflu au musicien doué du sens du tempo et ne peut aucunement suppléer à l'interprète dépourvu du sens du rythme, avis partagé également par Weber, Brahms ou Wagner. À une époque où le rubato, qui invite à « dérober le temps », est consubstantiel au romantisme, il ne serait être question de museler les musiciens, réaction qui résume bien l'ambivalence face à une innovation certes précieuse puisqu'elle renforce « le nouveau statut souverain de la partition » (p. 97), mais jugée antimusicale par ses farouches opposants.
L'opposition entre perfection métronomique et pouvoir expressif du chant fait l'objet de propos éclairants dans « À toute vapeur ! Les interprètes au temps des machines », où Emmanuel Reibel confronte l'art de Laure Cinti Damoreau avec celui de la Malibran. Créatrice de Mathilde (Guillaume Tell) et d'Isabelle (Robert le Diable), la première soulevait l'enthousiasme du public grâce à l'agilité extrême de sa voix qui excellait dans les ornementations les plus éblouissantes. Comme bien d'autres cantatrices se distinguant d'abord par leur technique, la soprano fut toutefois comparée à une serinette, instrument de musique mécanique que l'on utilisait pour apprendre des mélodies aux oiseaux siffleurs. À l'inverse, sa contemporaine Maria Malibran pouvait présenter quelques imperfections (notamment d'intonation), mais surpassait ses rivales, car « une telle voix fait supposer une âme susceptible d'éprouver ce que les passions ont de plus vif » (Journal de Stendhal, cité p. 166).
La troisième section – « Composer à l'heure industrielle » – met notamment l'accent sur la dimension « manufacturée » dont a pu se voir qualifier une partie de la production lyrique du XIXe siècle. On pense bien sûr aux innombrables livrets d'Eugène Scribe qui, malgré leur indéniable efficacité dramatique, usent très souvent des mêmes ficelles et ne se démarquent guère par leur qualités littéraires... L'accusation est également portée par Wagner dans Opéra et Drame contre les œuvres françaises et italiennes, répertoire qu'il juge « mécanique », c'est-à-dire réduit à « sa dimension la plus matérielle. » (p. 219) De façon très juste, Emmanuel Reibel voit dans Parsifal, sous-titré « festival scénique sacré », une sorte de « négatif absolu de l'œuvre marchande [...], l'antidote le plus fort jamais créé contre la musique industrielle. » (p. 228)
Le dernier chapitre, « Les auditeurs au temps de l'électricité », évoque les grandes heures de la transmission et de l'enregistrement de la musique à la fin du XIXe siècle. D'abord expérimenté lors d'une représentation au Palais Garnier du Tribut de Zamora de Gounod, le théâtrophone de Clément Ader fit fureur lors de l'Exposition internationale d'électricité, tenue en 1881 au Palais de l'Industrie des Champs-Élysées. Pendant deux petites minutes, les visiteurs pouvaient entendre en direct les chanteurs ou l'orchestre de l'Opéra. En 1890, la Société du théâtrophone permet d'entendre, d'abord dans des lieux publics puis dans le confort de sa maison, des spectacles donnés à l'Opéra, à la salle Favart, aux Bouffes-Parisiens, à la Comédie-Française, aux Nouveautés et au Concert parisien. Un des abonnés célèbres sera Marcel Proust, qui écoute en 1911 des opéras de Wagner ainsi que Pelléas et Mélisande. En ce qui regarde l'histoire de l'enregistrement, l'Exposition de 1889 s'avère décisive puisqu'elle popularise le phonographe, invention que n'apprécie absolument pas Massenet, car comme il l'écrit à Albert Carré, « enregistrer sa musique reviendrait à la "tuer" » (p. 335).
L'épilogue est consacré à Ravel, qui reconnut lui-même avoir souvent trouvé son inspiration dans les machines, comme le prouve avec éloquence l'introduction de L'Heure espagnole, pendant laquelle on entend sonner les pendules et s'agiter les balanciers de l'horloger Torquemada. S'il ne fait pas allusion à la délicieuse comédie du compositeur, l'auteur insiste en revanche sur le Boléro qui « exhibe avec flamboyance les ambivalences du machinisme » grâce à un hypnotisme traduisant « la fascination et l'effroi suscitées par le nouveau monde sonore surgi de la révolution industrielle. » (p. 345) Bien plus qu'un simple ouvrage de musicologie, l'ouvrage s'interroge en fait sur la place de la création et de l'interprétation musicales dans notre société en constante mutation.
Louis Bilodeau