Sondra Radvanosky (Turandot), Jonas Kaufmann (Calaf), Ermonela Jaho (Liu), Michele Pertusi (Timur), Mattia Olivieri (Ping), Gregory Bonfatti (Pang), Siyabonga Maqungo (Pong), Michael Spyres (Altoum), Michael Mofidian (Un Mandarin), Francesco Toma (Le Prince de Perse), Orchestre et Chœurs de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, Roma, dir. Antonio Pappano.
Warner 2CD 5054197406591. Distr. Warner.
Très encombrée, la discographie de Turandot, mais pas si riche d’éblouissements. Sans remonter aux historiques Eva Turner, magistrale, Inge Bork ou Maria Callas, fascinantes, à Birgit Nilsson bien sûr, airain glacé incontournable aux années 1960, on ne trouvera pas au disque de version absolue depuis celle de Zubin Mehta, voici… 50 ans ! Des équilibres orchestraux inouïs pour l’époque, un art du chant miraculeux par rapport à aujourd’hui (Pavarotti, Sutherland, Caballé, Ghiaurov, Pears, excusez du peu ! Une référence.)
Depuis, nombre de lives et quelques rares versions de studio ont offert un paysage sonore décevant, sinon stérile, faute d’immenses Princesses – que de hurleuses –, d’équipes royales et cohérentes et de chefs capable d’emporter la montée finale de l’acte I comme Karajan, dont la Princesse de Ricciarelli disqualifie à jamais l’enregistrement. Et voici que Warner, plutôt avare d’intégrales autres que baroques, se lance dans un Turandot comme on en faisait autrefois, rassemblant des noms qui sont autant d’atouts. Avec les échos transcendants du concert romain qui a suivi les séances d’enregistrement fin de l’hiver 2022, on s’y jette, un peu inquiet – sera-t-on déçu ? – un peu confiant car ces noms sont le panthéon d’aujourd’hui quand même !
Premier constat, immédiat, la magnificence de l’orchestre et tout autant des chœurs romains : formations de tout premier plan dans leur répertoire naturel, mais sans le laisser aller de la tradition, avec l’avantage du studio d’enregistrement par rapport à la scène pour aller fouiller dans leur masse sonore. C’est incomparable. Au-delà, Pappano réussit une gageure : sa direction est assez lente, très lente parfois, comme à l’écoute de ces instruments, pour les laisser séduire, en exprimant leur art, leur nature, pour leur faire échanger avec les solistes comme il convient pour que s’impose l’impression de communauté indispensable à la réussite d’un ensemble et non au seul accompagnement de stars. Mais sa lenteur ne signifie pas ici statisme, au contraire, tant elle respire. La battue accentue les contrastes, de sonorités, de forte/piano, de fascinantes retenues suspendues face à des plénitudes envahissantes, et se met en parallèle à l’écoute permanente des solistes, Pappano n’étant pas pour rien un vrai chef d’opéra.
Les solistes, si bien servis, sont tellement en osmose qu’ils n’ont pas de peine à s’exprimer à leur meilleur et comme une équipe formidable, malgré quelques très relatives faiblesses. Bien entendu, on pourra détester le Calaf de Jonas Kaufmann qui n’a pas l’italianité du timbre, la chaleur solaire, la clarté attendue (et heureusement pas les comportements nocifs qui l’accompagnent trop souvent, portamenti et autres coups de gueule trop répandus dans la discographie d’une œuvre qui n’a rien de vériste). Oui, le timbre est assombri à l’excès, volontairement mâle, mais profondément expressif ainsi, par son côté nocturne même (la perfection pour l’acte III, un rien maniéré cependant dans « Nessun dorma » ! Et la quinte aigue est tout simplement magnifique (éclat, sureté, stabilité, allègements) comme la leçon de chant, les tenues, les murmures, le style, la pénétration du sens des mots. Qui a chanté la réponse si délicate au premier air de Liu avec cette tendresse, cette poésie, cet intimisme, tout en lançant aussitôt après les décibels indispensables pour s’imposer face à la masse sonore qui l’entoure dans les grands ensembles ?
Face à lui, Sondra Radvanovsky, inattendue dans ce rôle, est une somptueuse Princesse. La fine belcantiste qu’elle est devenue colore les lignes comme rarement, porte son chant à l’évidence d’un bout à l’autre avec une élégance, un raffinement et une puissance désormais considérable, mais capable de toutes les douceurs aussi. Ainsi, l’air des Enigmes, magistralement distillé entre proclamation et confidence, montre qu’elle n’est pas tout d’un bloc, sidérant, façon Nilsson, mais sait exprimer dès sa défaite une sensibilité juvénile, apeurée, un début d’évolution, bien rare ici. De fait, le personnage vit, captive, se laisse imaginer.
Ermonela Jaho fait montre aujourd’hui d’un art consommé pour cacher que sa voix est un peu moins parfaite que naguère. Rien dans sa Liu ne le laisse entendre et l’incarnation, classique, émue, reste sans défaut, diablement séduisante. Michele Pertusi ne peut en revanche masquer l’automne avancé de sa voix. Mais il en use avec soin, composant un Timur âgé d’autant plus prenant, même si l’émotion reste absente de son « Delitto orrendo » ! Les trois ministres sont parfaits, bien appariés, bien contrastés, et totalement investis dans leur rôle de commentateurs de comédie, qui fait du début de l’acte II un moment délicieux, parcouru de petites miniatures impressionnistes que Pappano se plait à susciter. Avec un Michael Spyres inattendu en Altoum, dont il contrefait avec génie la fatigue naturelle à un vieillard, avec l’éclat noble du Mandarin de Michael Mofidian, on dispose ici d’une version de Turandot à mettre au rang des grandes réussites de la discographie, sans qu’elle porte ombre à la version Mehta, inégalée.
On ne peut s’arrêter là, cependant, car il s’agit aussi ici de la première intégrale de studio s’achevant sur le final composé par Franco Alfano, en version originale complète, alors qu’il est usuellement utilisé en compression selon les volontés de Toscanini qui l’avait supprimé le soir de la création en 1926, puis dirigé en version « raccourcie », repris en cela par l’immense majorité des chefs. Un enregistrement dû à John Mauceri, Joséphine Barstow et Landio Bartolini plus informatif que vraiment convainquant, une intégrale vidéo peu amène, ont pu en donner une idée exacte, sans vraiment convaincre. Allongeant par son choix son enregistrement de quelques dix minutes, Pappano lui donne comme une pleine justification.
On ne peut s’arrêter là, cependant, car il s’agit aussi ici de la première intégrale de studio s’achevant sur le final composé par Franco Alfano, en version originale complète, alors qu’il est usuellement utilisé en compression selon les volontés de Toscanini qui l’avait supprimé le soir de la création en 1926, puis dirigé en version « raccourcie », repris en cela par l’immense majorité des chefs. Un enregistrement dû à John Mauceri, Joséphine Barstow et Landio Bartolini plus informatif que vraiment convainquant, une intégrale vidéo peu amène, ont pu en donner une idée exacte, sans vraiment convaincre. Allongeant par son choix son enregistrement de quelques dix minutes, Pappano lui donne comme une pleine justification.
Si on s’est beaucoup répandu depuis un siècle sur la relative faiblesse du travail d’Alfano par rapport à celui de son maître, c’est qu’en fait la version courte l’accentue, en faisant disparaître l’ampleur du discours, ses paliers, ses respirations poétiques, son atmosphère. La version originale est d’abord bien plus logique : l’évolution de Turandot y est moins abrupte, le piège de l’amour se renfermant sur elle, en elle, peu à peu, tandis que la version traditionnelle fait de la Princesse à l’instant du baiser une Isolde qui aurait soudain bu le philtre et découvert l’amour d’un trait. Alors que la progression psychologique du duo complet est d’une autre finesse, et n’est pas sans qualités dramatiques. Toscanini le voulait fort, immédiat, expéditif ; ce faisant, il en excluait progression, humanité, détresse, dialogue et conviction, tout ce qui fait le prix de ces minutes où Radvanovsky plus encore que Kaufmann se montre magnifique de chant, intense d’expression où la féminité fait vite son apparition.
De plus, musicalement, même si le style d’Alfano n’est pas celui de Puccini, si la rupture reste une évidence, sa version rétablit l’équilibre de l’acte et inscrit soudain l’œuvre dans son temps, ce que ne pouvait faire celle de Berio : on y entend du Schreker, du Strauss (chez Puccini aussi, au-delà de son exotisme fascinant) et toute une époque de transition qu’on a appris à aimer depuis et qui traverse l’ensemble.
Voilà donc une autre Turandot, autre par rapport à nos habitudes, assurément, et admirablement servie. On y retournera souvent pour rêver de ce « poi Tristano » écrit par Puccini au bas de ses esquisses, et qui restera toujours un impossible mystère, mais moins insondable désormais.
Pierre Flinois