Grand opéra de Donizetti, La Favorite paraît au Grand Théâtre de Bordeaux dans sa version originale de 1840, pour six représentations. Avec une belle distribution internationale, cette production permet de goûter aux charmes du ballet, trop souvent évincé des spectacles récents (Gran Teatro Liceo, 2002 et 2018).
Dans l’Espagne médiévale en guerre contre les Maures, Leonor de Guzman, la favorite d’Alphonse XI de Castille, est piégée par le roi qui se venge d’elle en ordonnant son union avec le vainqueur de l’Alcazar, Fernand, amoureux de la jeune femme. Lorsque celui-ci apprend la position de son épouse – maîtresse du régnant – il la maudit, jette son titre de noblesse au roi et se retire au couvent. Partiellement inspirés par un drame de Baculard d’Arnaud (1790), les librettistes Royer et Vaëz bâtissaient cette sombre intrigue stigmatisant la courtisane sous les diktats conjugués de la monarchie et de l’Église. Donizetti recyclait ici son opéra L’ange de Nisida, projet avorté (Théâtre de la Renaissance) dans le Paris qui l’accueillait avec faste sur trois scènes lyriques. Bien que jaloux, le critique Berlioz admettait cependant l’évolution de son confrère Bergamasque : « Il bannit peu à peu les roulades et tous les ridicules oripeaux du chant qui insultent au bon style musical ».
En 2023, donner vie à une œuvre si connotée aux stéréotypes du patriarcat du XIXe siècle demeure un pari risqué. En outre, comment intégrer l’incontournable partie chorégraphique du grand opéra sans désamorcer l’élan dramatique ? Cette coproduction de l’Opéra national de Bordeaux et du Festival Donizetti de Bergame (novembre 2022) relève le défi avec pertinence, séduction et maestria !
La pertinence est le fruit d’une équipe, constituée par la metteuse en scène Valentina Carrasco (collaboratrice de La Fura dels Baus) et les scénographes Peter van Praet et Carles Berga. En réunissant dans un halo lumineux central soit l’emblème d’une Madone du baroque ibérique (Séville ?), soit le lustre de la cour de Castille, les arts de la scène imposent l’omniprésence du pouvoir religieux et royal, opprimant le novice Fernand et Eleanor, maîtresse abusée. Un dispositif de grilles sur deux rangées s’ouvre ou se ferme pour cloisonner l’ordre social et intemporel, sorte de référent du monastère qui est le point de départ du mélodrame et devient le sépulcre de Léonor. Sous les éclairages contrastés, l’esthétique du tableau capte d’intenses moments – tel l’aveu du déshonneur de Fernand, telle Léonor moribonde en Pietà, une figuration de la pècheresse qui retourne celle initiale de la Vierge en majesté. Cependant, sans se contenter du tragique destin de Léonor abandonnée et bafouée, Valentina Carrasco prend à bras-le-corps l’intitulé de l’opéra. Elle interroge les misères des favorites de notre temps, invisibilisées ou ostracisées par leur grand âge, en inventant un dispositif astucieux qui crédibilise le long ballet à la cour (acte II). Une vingtaine de femmes septuagénaires (recrutement spontané dans Bordeaux) surgissent de lits à baldaquin modulables, sorte de harem royal dissimulé sous d’énigmatiques voilages blancs depuis l’ouverture d’opéra. Au fil d’une dizaine de tempi de danse, les dames s’ébrouent, se réconfortent, esquissent des pas d’escrime avec leur éventail pour fondre in fine sur le roi assiégé. Grâce à cet élargissement vers le collectif féminin (poursuivi à l’acte III), les faiblesses dramatiques du dernier acte sont amoindries. Devenu moine, Fernand ne sait en effet pardonner le péché de son amante qui le quémande. A contrario de ce scénario, on ne peut s’empêcher d’évoquer La Juive d’Halévy (1835), dont la force du pacte amoureux et filial résiste, elle, à la violence religieuse.
La séduction émane d’une partition intéressante si ce n’est captivante, et de la conduite du maestro Paolo Olmi à la tête de l’Orchestre national de Bordeaux. Le contrepoint tourmenté de l’ouverture, les excellents soli du ballet (notamment de cor anglais, des flûtes et du cornet) en témoignent déjà, bien que Donizetti soit ici moins convaincant que son confrère Adolphe Adam. Mais l’interprétation est rendue encore plus difficile par le style hybride de Donizetti, un challenge supplémentaire. Si le livret français de La Favorite intègre les contrastes de moments-clés dans l’architecture des actes – la rigueur du monastère, la sincérité amoureuse d’Alphonse, son cynisme associé au mépris des courtisans, l’humanité généreuse de la victime – le compositeur belcantiste oscille constamment entre les styles français et italien. Le bel canto s’invite largement dans les airs avec cabalette du héros-ténor et les duos des amants, tandis que la vocalité solennelle du grand opéra imprègne le rôle du moine Balthazar (basse noble) et les récitatifs accompagnés du roi Alphonse. Même influence du grand opéra pour la plupart des chœurs, dont le subtil « Rayons dorés » du gynécée espagnol (I, 2). On peut toutefois regretter le défaut de spatialisation au dernier acte, notamment de la monodie grégorienne entre l’orgue, les cordes basses et les pèlerins en coulisse.
Quant à la maestria, c’est sans conteste celle du trio des protagonistes, plébiscités par le public lors des saluts. Incarnant Léonor avec caractère et engagement physique, Annalisa Stroppa brille par la rondeur de timbre d’une authentique mezzo, et ce, sur l’ambitus éprouvant (contre-ut) du rôle. Si la prononciation est perfectible, sa musicalité est émouvante, tant dans le fameux « Ô mon Fernand ! » que lors de sa douloureuse intercession auprès de l’amant. Après des débuts européens remarqués (2018 à Bordeaux), le ténor samoan Pene Pati (Fernand) accomplit des prodiges de couleurs dans sa cavatine « Un ange, une femme » (I), d’intuitions musicales qui dépassent les vers conventionnels (« Ange si pur », IV) ou de vaillance dans l’air militaire, le tout avec une diction parfaite. Quant au baryton bordelais Florian Sempey, il campe avec l’ambivalence souhaitable l’altier Alphonse, amoureux sincère (« Viens Léonor ») ou bien monarque sous influence face au Saint-Siège (final du II). Son énergie vocale s’appuie sur la solidité de tout son registre. Complétant ce trio, la basse Vincent Le Texier incarne le moine Balthazar avec la rigueur d’un inquisiteur : son « Redoutez la fureur » est éloquent, sous-tendu par les trombones et cimbasso. Le concours de la soprano Marie Lombard (Inès) en suivante est d’une irrésistible fraîcheur dans le tableau féminin, tandis que celui de Sébastien Droy (Don Gaspar) demeure correct. Le Chœur de l’Opéra national, préparé par Salvatore Caputo, concourt aux rebondissements dramatiques. Si toutes ces séductions sont palpables, l’acmé de l’opéra réside dans chaque final des deuxième et troisième actes (« Quel marché de bassesse »), vaste concerto embrasant le plateau et l’orchestre. Ils préfigurent sans conteste le melodramma verdien, tel le déshonneur du bouffon Rigoletto clamant vengeance.
Voilà donc une Favorite de haut vol qui intègre astucieusement la dimension participative sur une thématique sociale actuelle. De quoi vivifier aujourd’hui l’opéra de répertoire ! Diffusion de cette production sur France Musique, le 25 mars à 20h.
Sabine Teulon-Lardic
Sébastien Droy (Don Gaspar), Vincent Le Texier (Balthazar), Florian Sempey (Alphonse XI) et Annalisa Stroppa (Leonora). © Eric Bouloumié