Le directeur du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues, signe avec ce Tristan nancéien sa première mise en scène d’opéra. Il (re)place le mythe dans un centre d’archives, tel un document du passé à conserver et surtout à déplier délicatement, à travailler et contextualiser pour en faire surgir le sens. À cet effet, le metteur en scène convoque deux danseurs dont la mission est de dérouler le commentaire de l’œuvre en présentant des panneaux sur lesquels apparaît l’exégèse du document donné à entendre. Ce texte est une prose poétique du metteur en scène, qui vient se substituer au livret original de Wagner qui a disparu des surtitres. Parfois paraphrase, souvent description de l’action, ce texte donne parfois le sentiment d’être une série d’annotations préalables à une analyse ou un reader digest du livret. Certes la prose wagnérienne n’est pas exempte de longueurs ni de développements ampoulés, mais ce concept de mise en scène fait rigoureusement l’impasse sur un élément fondamental de l’art lyrique : l’union du mot et de la note, du sens et du son. Dès lors, la puissance d’expression et le plaisir de la perception du sens en même temps que le geste musical sont annihilés par la disparition du texte – à moins d’être parfaitement germaniste et de compter sur une prononciation parfaite des interprètes. En outre, le caractère hypnotique d’une lecture qui n’est pas un support de compréhension (contrairement aux surtitres), mais bien un discours tenu – dans tous les sens du terme – sur l’œuvre, perturbe la vision du spectacle et l’audition de l’interprétation musicale. Voici donc comment une intention, un concept s’exonérant de la compréhension profonde de la forme artistique auquel il est appliqué, met à terre une mise en scène qui n’est pourtant pas dépourvue de qualités.
On ne peut – hélas – pas se prévaloir d’être parfaitement germaniste, mais la réédition récente du numéro de L’Avant-Scène Opéra consacré à Tristan, et particulièrement les relectures des livrets en français et en allemand, nous ont permis de nous détacher de la lecture des panneaux pour suivre, à l’oreille, le livret original et consacrer notre regard au jeu des interprètes. Ainsi, nous avons vu une subtile direction d’acteurs (sauf dans les moments de didactisme exacerbé où les chanteurs se saisissent d’un panneau marqué « épée » pour se blesser les uns les autres en les enfonçant sous le bras de leur partenaire…), un décor en arc de cercle sur plusieurs niveaux, composé d’étagères où sont rangés les panneaux, se vidant d’acte en acte, pour aboutir au III à une transparence complète, l’ensemble des panneaux formant un monticule à cour. L’espace unique est intelligemment occupé, les chanteurs sont au diapason d’une même intention… bref, il y avait toute la matière pour réussir une mise en scène. À défaut de cela, le spectateur affranchi des panneaux aura saisi quelques tableaux bien menés, mais inaboutis à cause de l’envahissant concept.
Heureusement, la musique de Wagner est fort bien servie. Si le choix de Dorothea Röschmann semble exotique dans Wagner – elle est d’ailleurs parfois débordée par le rôle, notamment quand il sollicite de puissants aigus qui sont alors criés – la soprano fait preuve de très grandes qualités musicales. Habitant chaque mot, le phrasé est soigné, chambriste (n’oublions pas que Bayreuth n’est pas une grande salle !), son implication dramatique lui permet de donner corps à une Isolde bien caractérisée, souveraine puis amoureuse et finalement pleine d’une joie mystique. Aude Extremo prête à Brangäne son opulente voix, dont on savoure l’ampleur et le timbre chaleureux, mais son allemand souffre de la comparaison avec sa partenaire de scène et le personnage y perd en caractérisation. Samuel Sakker, sur la réserve au premier acte, se dévoile au deuxième, avant de donner la pleine mesure de son personnage au troisième. Le chanteur privilégie la rondeur du son à la puissance, évitant ainsi les écueils de Tristan souvent au bord du cri. Il ne manque pourtant pas de métal dans le registre aigu et compose avec des moyens moins importants dans le médium. Le clou vocal de la soirée vient du Marke de Jongmin Park, authentique basse aux graves profonds, c’est aussi un grand chanteur, qui déploie un phrasé châtié et véritablement royal – on a hâte de le retrouver. Le Kurwenal de Scott Hendricks a des moyens limités, mais parvient à nous émouvoir par une attention constante au phrasé et à l’énergie de la musique, calibrant toujours avec justesse ses interventions.
Ce plateau disparate dans les moyens vocaux, mais uni par une même intention et le soin porté à l’interprétation est aussi le signe d’une très belle direction de chant, dont la direction d’orchestre se fait l’écho. Leo Hussain livre une vision théâtrale de la partition, pleine de relief, détaillant les plans sonores, et captivante. Sous sa direction, l’orchestre de l’Opéra national de Lorraine met en valeur ses pupitres – notamment les bois – et fait preuve d’une belle cohésion, indispensable pour la réussite de cette soirée.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de Tristan et Isolde/L'Avant-Scène Opéra n°332
Dorothea Röschmann (Isolde). © Jean-Louis Fernandez