Okka von der Damerau (Brangäne) et Mary Elizabeth Williams (Isolde). © Elisa Haberer - OnP
Tout juste arrivé à L’Avant-Scène il y a cinq ans en 2018, on signait notre première critique à l’occasion d’une reprise de cette production du Tristan de Peter Sellars. Treize ans plus tôt, on découvrait le philtre wagnérien avec cette même production lors de la toute première reprise de la mise en scène (on n’avait alors pas pu être de la création) du haut d’une galerie. C’est dire si cette production, associée à tant de « premières », nous a marqués. Plus encore, elle fut sans doute à l’origine d’un parti pris résolu (et bien longtemps resté dogmatique) en faveur d’une modernité radicale, faite de sobriété, de déplacement du sens, d’introspection et de questionnements profonds… bref, on épousa la vision de Gérard Mortier, pour plus tard s’en distancer (avec violence et regrets), puis y revenir un peu plus apaisé (départi de certains excès adolescents… pas tous, espérons-le !)
Tant de digressions égotiques, lectrices et lecteurs, pour expliquer l’immense biais de votre serviteur : après tant d’années, nous continuons d’aimer cette mise en scène et ses vidéos. On les regarde désormais en souriant parfois – les costumes « d’époque » des Tristan et Isolde apparaissant dans la vidéo ont maintenant l’air un peu datés et leur présence moins nécessaire, tranchant avec la sobriété des costumes des chanteurs – ou encore circonspect – certaines prises de vue aquatiques sont difficilement lisibles – mais toujours émerveillé – la transfiguration de Tristan, le cargo au loin, le coucher de soleil dans les arbres, le noir et blanc flouté… et surtout, on conserve une grande curiosité à l’égard de la mise en scène, puisque Peter Sellars ne cesse de remettre son œuvre sur le métier. Cette fois-ci, il demande aux chanteurs de jouer plus (ou bien il leur demande la même chose mais la liberté laissée aux interprètes est grande et produit des résultats différents ?) : Isolde fait de grands gestes et Kurwenal caractérise son dépit aux limites de l’outrance… Surtout, le roi Marke, s’adressant exclusivement à Tristan dans son monologue, partage (pour la première fois dans l’histoire de cette mise en scène ?) un baiser avec son neveu, qui donne l’ampleur de la trahison. Geste féodal ou relecture post-moderne, peu importe, il souligne ce que Wagner écrit : il n’y a pas d’adultère ici, mais un vassal qui abandonne son suzerain. À la fois suspension du jeu et moment d’action scénique dans un épisode globalement statique, il procure un des rares moments d’émotion de cette soirée.
En début de soirée, Michael Weinius (Tristan) est annoncé malade, il assure tout de même le premier acte – honnêtement étant donné les conditions – pour laisser le temps à Vincent Wolfsteiner d’arriver de Roissy et de recevoir son briefing de Peter Sellars qui adapte sa mise en scène pour l’occasion. Le ténor allemand est vaillant, sait retenir le son quand il faut, et en somme s’acquitte de sa mission : sauver la soirée en donnant la réplique à ses comparses. C’est déjà beaucoup, saluons donc l’artiste pour son engagement, il serait sans doute capable de faire mieux en ayant participé aux répétitions. Toutefois, la question mérite d’être posée : Okka von der Damerau (Brangäne) a de beaux moyens, un timbre homogène, propose des couleurs et phrase avec soin, elle et le Kurwenal de Ryan Speedo Green, mâle et cuivré, quoique parfois en force, manquent tous deux de variété dans l’interprétation, et semblent – musicalement – livrés à eux-mêmes. Mary Elizabeth Williams n’a pas les moyens du rôle, le bas médium et le grave ne passent pas la fosse, les aigus payent le tribut d’une émission ingrate et le timbre n’a pas la séduction de la princesse d’Irlande. Sa capacité à assurer des demi-teintes n’est qu’une maigre consolation. Enfin, Eric Owens sait déclamer mais les moyens vocaux ne répondent pas présent, l’ambitus du rôle semble le dépasser (dans le grave), dommage car il est touchant. Melot (Neal Cooper), le berger/jeune marin (Maciej Kwaśnikowski) et le pilote (Tomasz Kumiega) font mieux qu’assurer.
Reposons donc le problème : outre les soucis techniques des uns et des autres, il manque à ces interprètes une véritable direction de chant, or le constat est le même pour l’orchestre, mais c’est encore plus grave. Gustavo Dudamel néglige la partition : la polyphonie est aplatie dans un mouvement général qui fait fi des leitmotivs avec lesquels Wagner bâtit un contrepoint riche, comme un filet dont les mailles sont tantôt resserrées, tantôt plus lâches, assurant ainsi la respiration naturelle de la musique entre tension et détente. Le directeur musical de la maison envisage le caractère dramatique de la partition à partir des (rares) moments d’action : les visites de Kurwenal au I, l’introduction du II, l’arrivée d’Isolde au III, provoquant quelques sursauts d’intérêt de la soirée. Il oublie ainsi de tisser la philosophie, le sentiment et les mots (les chanteurs n’ont pas le temps de dire leur texte). L’orchestre fait ce qu’il peut, on en connaît la qualité, mais l’ennui et la frustration dominent. Pour la première fois, on a trouvé Tristan long.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de Tristan et Isolde/L'Avant-Scène Opéra n° 332Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde). © Elisa Haberer - OnP